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un lit à ce courant de vagues inquiétudes qui pousse les audacieux de chaque siècle dans une direction déterminée, répondant à un besoin commun de hasards et d’extraordinaire, et s’appelant tour à tour croisades, Nouveau-Monde, réforme, révolution. Les vaillans y venaient chercher de la gloire, les princes sans terre des principautés et des fiefs, les prélats des évêchés, les mystiques le martyre, les meurtris de la vie, les victimes de son éternel mensonge, moins bruyans, mais aussi nombreux peut-être alors qu’aujourd’hui, l’oubli et la mort. Enfin l’effort s’usa de lui-même : l’Europe, toute à sa laborieuse constitution intérieure, se désintéressa de la sainte entreprise, comme ces marchands pisans ou vénitiens auxquels maître Thadée reproche avec amertume d’abandonner la ville menacée, « plus soucieux du lucre et des biens terrestres que des célestes. » Quand le châtelain de Coucy, venu en Palestine pour mériter un nom glorieux, l’amour de sa dame et le paradis, se sentit blessé à mort sous ces murs de Saint-Jean-d’Acre, il recommanda que son cœur fût envoyé à Gabrielle de Vergy, dame de Fayel ; celle-ci reçut le message dans un festin offert par son nouvel amant. — comme le sire de Coucy, le génie des croisades, expirant sous les murs d’Acre, jeta vainement son cri d’agonie : il ne fut pas entendu d’un monde épris déjà d’une autre chimère.

Un chemin taillé en corniche au-dessus de la mer, dans la roche calcaire blanchâtre et friable dont sont formées toutes ces montagnes, nous conduit en une demi-heure sur la pointe du promontoire où est bâti le couvent du Carmel, gros cube de maçonnerie solide et ramassé sous le dôme de son église, aux façons de château-fort avec ses mâchicoulis saillans, ses petites fenêtres grillées de barreaux de fer. Les carmes déchaux qui l’habitent sont tous Italiens : le supérieur nous reçoit avec une cordialité parfaite et nous offre un gîte. — Le couvent est adossé aux dernières pentes du Carmel, sur un roc élevé de plusieurs centaines de pieds au-dessus de l’abîme. A droite, la vue s’étend sur le golfe, animé par les deux villes opposées de Caïpha et de Saint-Jean-d’Acre, sur les montagnes de Nazareth à Tyr ; à l’arrière-plan, les sommets chauves et dorés de l’Hermon et de l’Anti-Liban dominent la scène. — A nos pieds, devant nous, à notre gauche, la pleine mer.

Avec quelle majesté le soleil s’est couché sur ce site merveilleux ! Au moment où il descend dans les flots, tous les détails de ce panorama, villes, golfe, mer, cimes dénudées, se colorent de teintes roses et vermeilles ; puis, à l’instant précis où l’astre a disparu, pendant le court crépuscule de ces contrées, les hautes crêtes se noient dans un gris doux, tandis que les villes, les brèches calcaires de la montagne, les échancrures de la côte, reprennent pour quelques