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tenir dans l’histoire de la critique, il importe d’en bien discerner les époques et d’en indiquer les phases. A ne considérer que de loin et dans son ensemble cette œuvre des Lundis, qui, en joignant les deux séries, ne comprend pas moins de vingt-huit volumes, on pourrait, en se laissant tromper par la similitude de la forme, lui attribuer un caractère d’unité et d’ensemble que les détails de l’exécution sont loin de présenter. Durant cette période de vingt années qui s’écoule depuis le premier jusqu’au dernier lundi et qui a été marquée par des événemens si divers, un esprit aussi mobile et aussi ouvert que celui de Sainte-Beuve n’a pas vécu en effet sous une impression constante et uniforme. Ni les évolutions du goût et de l’esprit littéraire, ni les découvertes de la science, ni les points nouveaux de l’horizon intellectuel sur lesquels la lumière a été portée ne l’ont trouvé aveugle ou indifférent. Sans doute il ne faut pas s’attendre à rencontrer dans les Causeries du lundi ces brusques changemens de ton qui donnent tant de variété et d’intérêt à l’œuvre des premières années de Sainte-Beuve ; mais il y a en quelque sorte, dans l’œuvre critique qui a rempli la seconde moitié de sa vie, plusieurs couches successives, et celle qui a fini par recouvrir les autres ne doit pas nous empêcher de creuser sous sa surface pour apercevoir les précédentes.

La première époque que je distingue dans les Causeries du lundi est celle qui s’étend depuis l’ouverture de la série jusqu’à l’époque du 2 décembre et des événemens politiques qui l’ont suivi. Au début de cette période, Sainte-Beuve s’essaie en quelque sorte au genre nouveau qu’il veut inaugurer, et il ne sait pas encore à quels lecteurs il s’adresse. Assurément ce n’était pas l’habitude de la critique littéraire qui lui manquait ; mais il avait un peu perdu le train de cette allure rapide et brillante qu’impose à un écrivain l’étroite carrière comprise dans les colonnes d’un journal. C’était à des études plus lentes, plus développées, plus complaisantes, qu’il avait pris l’habitude de s’adonner depuis qu’il avait renoncé à la critique militante du Globe et du National. Assembler sous une forme plus concise et plus vive les traits épars des portraits auxquels naguère il travaillait à loisir, et s’assujettir à l’obligation d’avoir terminé son travail au jour et à l’heure indiqués, c’était se soumettre à une transformation qui exigeait une singulière souplesse chez un écrivain parvenu à la maturité ; toutefois ce n’est point purement à ces difficultés de métier qu’il faut attribuer le ton circonspect et la couleur un peu pâle des articles écrits par Sainte-Beuve durant ces trois premières années. L’état flottant des esprits auxquels il ne savait comment plaire et presque comment parler, le brouillard qui voilait l’avenir aux regards les plus pénétrans, l’incertitude même du lendemain dont personne ne pouvait prévoir les surprises, tout conseillait à un