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prétendu révélateur enhardi par les encouragemens de Sainte-Beuve, et, si sa doctrine rencontre quelque faveur, il faut convenir que nous assisterons à un singulier spectacle. D’un côté, on s’appuiera en histoire naturelle sur les hypothèses plus ou moins démontrées de Darwin pour nous enseigner la mobilité des espèces et la perfectibilité de leurs infinies mutations ; de l’autre, en histoire intellectuelle (si c’est le nom de cette nouvelle science), on voudra nous forcer à reconnaître l’imperfectibilité fatale des esprits et la permanence nécessaire de leur classification. Si ce sont là les contradictions de la science future, j’aime autant notre vieille ignorance.

Ayons maintenant la hardiesse, après avoir déterminé le caractère de cette méthode, de montrer ce qu’elle contient d’inexact et ce qu’elle laisse d’incomplet. On peut tout d’abord lui reprocher de ne pas être applicable à toute une portion, et non pas à coup sûr la moins digne d’études, des œuvres de l’esprit humain, car enfin, si, pour apprécier sainement l’œuvre d’un auteur, pour ne pas « juger à faux et admirer à côté, » il faut de toute nécessité posséder la réponse à toutes ces questions sur la race, la famille, l’éducation, le groupe, les croyances religieuses, la conduite sur l’article des femmes et de l’argent, le régime et la vie journalière, comment nous comporterons-nous vis-à-vis des auteurs anciens, au sujet desquels tous ces renseignemens nous font absolument défaut ? Ce sera déjà une grande témérité de notre part d’admirer l’Enéide, puisque nous ne possédons pas la réponse aux questions les plus délicates qu’on pourrait poser sur les mœurs et les faibles de Virgile ; mais, quand nous remontons plus haut dans l’antiquité, quand nous nous trouvons en présence de ces œuvres sublimes qui ont ravi l’humanité pendant tant de siècles, quand nous lisons par exemple les adieux d’Hector et d’Andromaque ou l’arrivée d’Ulysse à Ithaque, faut-il suspendre notre jugement et refouler notre admiration parce que la critique (puisque critique il y a) n’a jamais pu trancher définitivement une question qui apparemment prime toutes les autres, celle de l’existence même d’Homère ? Non, sans doute, répondrait Sainte-Beuve. Qu’est-ce à dire sinon qu’il y a une beauté littéraire, impersonnelle en quelque sorte, parfaitement distincte de l’auteur lui-même et de son organisation, — beauté qui a sa raison d’être et ses lois, dont la critique est tenue de rendre compte ? Et si la critique considère cette tâche comme au-dessous d’elle, si c’est affaire à la rhétorique et à ce que Sainte-Beuve appelait dédaigneusement les Quintilien, alors la rhétorique a du bon et les Quintilien ne sont point à dédaigner.

Cette méthode, qui prétend à tout embrasser, ne laisse-t-elle du moins rien de côté, lors même qu’elle se déploie dans les circonstances les plus favorables, et donne-t-elle une certitude