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d’appréciations égale aux investigations dont elle s’entoure ? Il faut distinguer. Appliqué aux figures de moyenne grandeur, l’instrument d’optique ne laisse rien à désirer, et il les embrasse tout entières dans son rayon. Appliqué à celles qui dépassent la dimension ordinaire, le champ en est trop rétréci, et il ne reflète pas le personnage de pied en cap. Sans doute la réponse à toutes ces interrogations que je ne veux pas rappeler est utile à connaître lorsqu’il s’agit de prendre et de donner la mesure d’un homme qui ne s’élève pas assez haut pour se détacher nettement aux yeux de ses contemporains et de la postérité. La moindre indication en ce cas a son importance, parce que sur le développement d’une nature dont la vigueur, l’originalité, la puissance, ne sont pas le trait dominant, chaque circonstance contingente a dû exercer une certaine action. Aussi Sainte-Beuve a-t-il créé de petits chefs-d’œuvre en appliquant ce procédé à des personnages qui étaient demeurés jusqu’à présent, en littérature ou en politique, dans la pénombre. Il a été le peintre de premier ordre des personnages secondaires ; beaucoup d’entre eux lui doivent la vie, ou du moins ce qui se confond en histoire avec la vie, la durée.

Mais, lorsqu’il se trouve en présence de quelqu’une de ces grandes figures comme chaque siècle n’en produit qu’un petit nombre, qui dominent leur temps et dépassent de plusieurs coudées tous leurs contemporains, alors le procédé devient insuffisant, et, pour ainsi parler, la lunette par laquelle Sainte-Beuve les regarde n’a plus assez de champ. Il y a en effet quelque chose qui échappe à toutes les recherches de l’analyse ; c’est ce je ne sais quoi qui constitue le génie, dont aucun des élémens de race, de famille, d’éducation, de mœurs ne peut rendre compte, ce tour particulier qui fait qu’on est Pierre Corneille au lieu d’être Thomas, qu’on est Gabriel de Mirabeau au lieu d’être Mirabeau Tonneau. Quand il s’agit d’une de ces individualités puissantes, dont les traits accentués se dessinent du premier coup d’œil et qui s’expliquent par elles-mêmes, combien une partie de ces questions subtiles, dont la réponse nous intéressait tant tout à l’heure, paraît mesquine ! Qui s’inquiète de la mère de Bossuet ou de la sœur de Voltaire ? Ces détails généalogiques peuvent continuer de préoccuper les esprits curieux ; la grande masse du public, à laquelle en définitive les critiques comme les auteurs eux-mêmes doivent s’adresser, va droit à l’homme lui-même. Pour le juger, elle n’attendra pas les résultats d’une enquête minutieuse où les petits faits tiennent autant de place que les grands. Aussi, lorsque Sainte-Beuve se met en présence de quelqu’une de ces grandes figures, sa méthode se trouve-t-elle quelque peu en défaut. Ne lui demandez pas une de ces larges esquisses, simples et de première venue, telles que Macaulay sait par exemple les