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augmenté que de 40,000 francs le modeste patrimoine de sa mère. D’un autre côté, il y a quelque chose de puéril à prétendre que Sainte-Beuve s’est en quelque sorte sacrifié à l’intérêt commun des gens de lettres, et que, s’il repoussait quelques années auparavant avec indignation la pensée de sa nomination au sénat, c’est parce qu’il ne jugeait pas avoir déjà mérité cet honneur par ses travaux littéraires. La vérité est qu’il a été séduit par la perspective d’être en quelque sorte vengé de l’oubli politique où l’avaient laissé ses anciens amis les doctrinaires, de jouer sur la scène publique un rôle qui fût sien et d’apparaître aux yeux de cette jeunesse qui lui avait fait quelques années auparavant un si mauvais accueil comme le représentant de quelques-unes des opinions qui lui étaient chères. Cette idée une fois entrée dans son esprit, il en poursuit la réalisation avec passion, avec âpreté. Sa nomination rencontrait des difficultés ; on hésitait aux Tuileries et au ministère d’état ; après tout, ce n’était qu’un journaliste. La princesse Mathilde s’efforçait de lever ces difficultés, qui causaient à Sainte-Beuve une sourde irritation. Il ne veut plus que la princesse Mathilde continue à s’occuper de cette négociation. Il a pris son parti : il y a renoncé. D’ailleurs il n’est plus traité comme un ami en certain lieu ; il ne l’a même jamais été. Jamais il n’a rencontré cette bienveillance attentive et bien informée, la seule qui compte. L’empereur lui a dit une fois : « Je vous lis avec intérêt dans le Moniteur, » lorsque depuis trois ans il écrivait au Constitutionnel. Toutes ces petites piqûres avaient été très sensibles à Sainte-Beuve, et quand sa nomination arriva au mois d’avril 1865, bien que sa joie fût très grande et, lui-même en convenait, « aussi peu philosophique que possible, » il ne paraît pas avoir jamais perdu le souvenir de la blessure qu’il avait reçue. Il refusa cependant nettement, rendons-lui cette justice, d’acheter sa place au sénat au prix d’un article sur la Vie de César. Cette grâce accordée de si mauvaise grâce lui était restée sur le cœur, et s’il en conçut pour l’empereur personnellement une reconnaissance très sincère, il n’oublia jamais le peu d’empressement qu’avaient montré ses ministres. On peut dire qu’à partir de sa nomination au sénat, même un peu auparavant, Sainte-Beuve est passé à l’opposition. « Je suis, disait-il, du petit parti de la gauche de l’empire, » parti dont la destinée n’a pas laissé que d’être assez douce et qui a su joindre les avantages des faveurs gouvernementales à la popularité de l’opposition démocratique. Ce parti n’était représenté dans le sénat que par le prince Napoléon, alors en disgrâce, et c’était avec le ferme propos de se faire le champion des doctrines du prince que Sainte-Beuve y entrait à son tour.

L’impression que Sainte-Beuve éprouva en pénétrant pour la première fois dans la salle des séances du Luxembourg dut être assez