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singulière. « Je crois sentir une odeur de sépulcre, » disait un illustre orateur de la chambre des communes le jour de son entrée à la chambre des lords. L’odeur que respira Sainte-Beuve ne lui sembla peut-être pas très différente, et son intervention dans les travaux du sénat fut nulle pendant près de deux ans. Il fallut qu’une circonstance fortuite lui fournît l’occasion que sans doute il attendait. Dans la séance du 25 mars 1867, M. de Ségur d’Aguesseau, à la fin d’un discours sur l’enseignement primaire, s’éleva à des considérations générales sur les dangers que l’athéisme et le matérialisme faisaient courir à la société, et reprocha au ministre de l’instruction publique d’avoir favorisé ce danger par le scandale de la nomination d’un homme qu’il ne désignait pas, mais qui était évidemment M. Renan. À ces mots, Sainte-Beuve se leva, et, interrompant l’orateur avec une vivacité qui n’avait rien d’affecté, mais qui n’était pas dans les habitudes du sénat, il protesta contre des imputations blessantes à l’adresse d’un homme dont il avait l’honneur d’être l’ami, et dont il défendait les doctrines au nom de la liberté de penser. Le scandale fut grand : « c’est la première fois, s’écria-t-on, que l’athéisme trouve dans le sénat un défenseur. » Les interruptions les moins courtoises fondirent sur Sainte-Beuve de tous les côtés, et, comme il tenait bon et faisait tête à l’orage, il fut menacé d’un rappel à l’ordre. L’incident eut beaucoup de retentissement ; la position était prise, il ne s’agissait plus que de la garder. Une nouvelle et plus favorable occasion se présenta bientôt. Un certain nombre d’habitans notables de Saint-Étienne avaient adressé au sénat une pétition où ils se plaignaient de la composition qui avait été donnée à la bibliothèque populaire de leur ville et des ouvrages contraires à la religion ou à la morale qui y avaient été admis. Dans la liste dont ils envoyaient copie, ils faisaient indistinctement figurer à côté de livres qui méritaient en effet la censure des ouvrages dont les uns étaient en quelque sorte préservés par leur caractère classique, dont les autres ne se distinguaient que par un large esprit de tolérance religieuse ; mais le rapporteur ne faisait point cette distinction et recommandait chaudement la pétition à l’approbation du sénat. Sainte-Beuve prit la balle au bond. Le sujet l’avait tenté par le côté populaire et philosophique, dont il entrevoyait le développement. Il demanda l’ajournement de la discussion et revint devant le sénat le 29 juin 1867 avec un discours très préparé. Sainte-Beuve y prenait la défense de Voltaire, de Rousseau, de Proudhon, de George Sand, et se posait nettement en défenseur de la libre pensée et du libre examen. En même temps il esquissait en quelque sorte le programme de la politique démocratique qu’il aurait voulu voir suivre à l’empire. « L’empire, disait-il, a une droite et une gauche ; à gauche est le cœur. » Ni le sénat ni même