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Ninon de Lenclos n’était pas là cependant pour présider à la table avec son esprit et sa bonne grâce aristocratique. « Je suis du peuple ainsi que mes amours, » tel était, paraît-il, le refrain que fredonnait volontiers Sainte-Beuve les jours où il se sentait en humeur de se divertir. Aussi avait-il soin de faire disparaître ce que son dernier secrétaire appelle sa famille improvisée les jours où il recevait des hôtes de distinction. Pour le surprendre à table avec elle, il aurait fallu venir à l’improviste, « en ami du quartier latin. » — « Écoutez, Lebrun, disait un jour Sainte-Beuve à son confrère de l’académie, je n’ai jamais osé vous inviter à dîner parce que vous êtes un homme respectable ; mais, si j’en relève (c’était quelques mois avant sa mort), — je viens de recevoir un panier de vins fins, — promettez-moi de venir dîner un soir avec nous… » Je ne sais ce que répondit M. Lebrun, mais je tiens de sa bouche même qu’il n’a jamais profité de l’invitation.

Si j’ai parlé de ces dîners littéraires et philosophiques, c’est qu’ils ont eu leur quart d’heure de célébrité. On se souvient du tapage que causa certain dîner que Sainte-Beuve avait donné le vendredi saint au prince Napoléon et à quelques autres convives. La presse anecdotique s’empara de ce dîner ; la presse soi-disant religieuse envenima la chose, et bientôt il ne fut question que du banquet donné par Sainte-Beuve le vendredi saint, banquet que l’on comparait à la célèbre débauche de Roissy, et de l’insulte à dessein adressée par lui aux croyances religieuses de la France, insulte dont sa qualité de sénateur redoublait encore la gravité. « Voilà bien du bruit pour une omelette au lard, » fut la première réponse de Sainte-Beuve à une demande d’explication. Interrogé de plus près par le président du sénat lui-même, il entra dans quelques détails qui réduisirent le scandale à sa juste proportion. Il n’y avait eu dans l’intention de Sainte-Beuve ni insulte ni bravade, c’était une simple inadvertance dans le choix d’un jour auquel on avait été obligé de se tenir ensuite en raison des convenances du prince. Il y avait eu, non pas banquet, mais dîner modeste (où figurait même un plat maigre pour une dame pieuse qui s’était excusée au dernier moment) et toutes portes closes. — C’était donc un fait de la vie privée dont la presse s’était emparée sans droit pour en dénaturer le caractère. Sous ce rapport, les plaintes de Sainte-Beuve étaient fondées et peut-être sa justification suffisante ; pourtant il y avait là un oubli de convenances élevées auxquelles Mme d’Arbouville ne lui aurait pas permis autrefois de manquer. « Il faut traiter notre vie comme nous traitons nos écrits, a dit quelque part M. Joubert ; mettre en accord, en harmonie le commencement, le milieu et la fin. » Cette harmonie n’a pas suffisamment préoccupé Sainte-Beuve, et il a trop oublié