Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/644

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

milieu des éclats de rire, et cependant chacun reconnaît que le mal est universel, qu’il est même devenu menaçant, et qu’il est temps d’y remédier.

Quiconque n’a pas voyagé en Amérique ne peut avoir une idée de l’étonnante consommation d’alcool qui s’y fait. On boit à tout propos, depuis l’heure précise où l’on se lève jusqu’à celle où l’on se couche, et personne, sauf quelques exceptions, n’est exempt de cette déplorable habitude. Il n’est pas rare de rencontrer pris de boisson les hommes les plus respectables. Les états eux-mêmes de la Nouvelle-Angleterre, les plus anciennement fondés, ceux où la société est la plus choisie, sont loin d’être à l’abri du fléau de l’alcoolisme. S’il faut en croire un correspondant du Boston-Post, en 1873, l’état du Maine, qui ne renferme que 630,000 âmes, a compté 18,000 arrestations pour ivrognerie, ou 30 pour 100 de la population, plus que tous les autres crimes et délits ensemble. La loi de prohibition des cabarets, par laquelle on a essayé d’arrêter le mal, n’a produit que des effets fâcheux. Elle a induit les jeunes gens à former des clubs où l’on a bu à outrance ; on lui a dû aussi l’introduction des liqueurs fortes par grandes masses dans le cercle de la famille, et il en résulte que l’on constate aujourd’hui, dans l’état du Maine, quatre fois plus de cas de delirium tremens qu’auparavant.

N’importe où vous vous présentez, n’importe où l’on vous rencontre, on vous offre partout et toujours à boire : Will you take a drink ? On ne répond jamais non ; il est de mauvais ton de refuser. Immédiatement la bouteille circule ; on boit debout et vite. Dans la rue, en tous lieux, les buvettes s’alignent ; il y en a pour les riches et pour les pauvres. Dans les basses classes, la femme, comme en Angleterre, se fait gloire de rivaliser avec l’homme le verre en main. L’étranger, étonné, se demande comment certains buveurs peuvent résister à l’immense quantité d’alcool qu’ils absorbent. Lorsqu’on dit d’un homme qu’il est capable de quatre bouteilles, a four bottle man, c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire. Ajoutons que tout ce brandy, ce wisky, ce gin, ce sherry, ce rhum, qu’on avale si prestement, sont la plupart du temps d’affreux liquides, artificiellement fabriqués, falsifiés, empoisonnés. Cela mène inévitablement au delirium tremens, à l’épilepsie, à la folie. Qui ne connaît ce délire, cette fureur passagère, ce tremblement incessant des membres, qui s’emparent des buveurs obstinés ? On attribue encore à cette absorption immodérée d’alcool les effets mortels foudroyans de certaines attaques d’apoplexie, de ces coups de soleil qui en été, comme une véritable épidémie, viennent si souvent épouvanter la population américaine. Ce fléau d’un nouveau genre s’étend alors sur toute l’Union et jusqu’au Canada. Nous avons été témoin de l’épidémie effrayante de l’été de 1868, et personne n’a oublié celle de