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jusqu’à nouvel ordre dans l’état que nous venons de décrire. Ce que les commissaires voudraient par-dessus tout, ce serait que la maison fît ses frais, car toute entreprise en Amérique, où l’on calcule, doit se résumer en un profit. Or ici le profit est non-seulement nul, mais il y a une perte sensible. On dépense bien près de 100,000 francs par an en y comprenant tous les services, on encaisse au plus 60,000 francs des pensionnaires payans, d’où il résulte une perte sèche annuelle de 40 pour 100. Le nombre des pensionnaires payans n’a jamais été d’ailleurs ce qu’il devrait être. Nul ne tient à aller de gaîté de cœur se réformer à l’asile, bien peu osent y amener les leurs, et il faut dans les deux cas une nécessité urgente. Plus encore que celle du tabac, la passion de l’alcool est au nombre des maladies presque inguérissables, d’autant plus que le malade incorrigible repousse ici pour l’ordinaire toutes les prescriptions du médecin. Qu’est-ce qu’une couple de centaines d’hommes en traitement pour une ville de 1 million d’âmes qui contient tant d’obstinés buveurs !

Par une belle matinée du mois de septembre 1874, nous partions sur le steamer Bellevue, avec une permission des commissaires, pour visiter l’asile des ivrognes. Sur le même bateau que nous prirent place plusieurs personnes qui allaient soit au même asile, soit au pénitencier ou aux divers hospices des îles de la rivière de l’Est. Nous emmenions quelques ivrognes, une couple de fous, quelques filles, quelques vagabonds, une bande de convicts que la police dirigeait sur le work-house ou le pénitencier. La plupart avaient été ramassés la nuit précédente, examinés et jugés le matin même d’une façon expéditive, un peu à la turque ; malheur à qui n’a pas aux États-Unis argent ou protection ! On avait jeté tout ce monde à fond de cale pêle-mêle. Aux stations où il fallut les consigner, quelques-uns firent mine de vouloir rester à bord, et les agens de la force publique durent entrer en lutte violente avec eux pour les déposer sur la rive. Les passagers regardaient en riant cette scène, qui se renouvelle à chaque voyage. Une dame française était à bord, qui me dit qu’elle en avait vu bien d’autres. Elle allait faire à son pauvre mari sa visite hebdomadaire à la maison des aliénés. Nous débarquâmes en même temps qu’elle sur le quai de l’île de Ward.

Le directeur de l’asile des ivrognes, un jeune docteur américain, gradué depuis peu, nous reçut fort gracieusement et tint à nous faire visiter lui-même, à mes compagnons et à moi, la maison commise à sa garde. Tout y est en ordre et bien tenu, comme dans un de ces hôtels de famille particuliers aux États-Unis. Rien ne manque qu’un peu de gaîté et d’entrain. Il y a une salle de billard, une