Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/651

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manière les circonvolutions de ce cerveau pensant ont été affectées ? Cet autre, un mulâtre de Cuba, aux muscles d’acier, à la peau de bronze, prononce en espagnol, tout haut, un discours qui ne finit pas. Il s’arrête à notre vue, nous salue comme un caballero, nous parle dans sa langue et en anglais. En voici un troisième dont les hauts faits de M. de Bismarck ont troublé la cervelle. Il s’est constellé la poitrine de décorations de fantaisie, de plaques de fer-blanc, de rubans multicolores cousus sur plusieurs rangs. Il est Bismarck ou Napoléon Ier, il ne sait pas au juste ; mais c’est un grand conquérant, un foudre de guerre, et, en attendant qu’on lui restitue ses domaines, il demande respectueusement à épouser une jeune et belle dame qui visite aussi la maison.

Tous ces fous viennent à nous en nous tendant la main. Le shake-hands est de rigueur, on leur ferait peine en refusant. Quelques-uns assis sur un banc lisent avec attention. Ils nous demandent des livres, des journaux, des nouvelles du dehors, si on va bientôt les faire sortir ; ils sont attendus en ville pour une affaire pressante, il est temps qu’ils s’en aillent. Un d’eux, un médecin de New-York, hier célèbre, est ici depuis quelque temps. Il se croit malade, il s’obstine à porter un vaste tampon de charpie sur l’œil et sur le front une large visière ; enfin il a le bras en écharpe. A part cela, il raisonne bien et cause volontiers ; mais, quand il arrive à sa prétendue infirmité, le voilà qui bat la campagne. Quelques-uns se renferment dans un mutisme obstiné ou parlent sans une seconde de répit, tout haut, presque toujours d’une façon inintelligible. Ceux-ci, qui sont visités par leurs parens ou leurs amis, s’entretiennent avec eux dans un coin, avec suite, avec des lueurs de raison, tandis que d’autres ne reconnaissent pas leurs visiteurs et leur répondent à peine.

L’heure du dîner est sonnée ; chaque fou se rend à table lentement, sans heurter son voisin. Quand toutes les places sont prises, les derniers venus attendent patiemment leur tour. Pas de couteau, mais des cuillers ; on sert une façon de plat bourgeois où la viande et les légumes nagent ensemble. Chacun a devant soi un morceau de pain coupé d’avance. Tous mangent proprement, sans trop se hâter. Quand la place est étroite, ils se tiennent de côté, sans se plaindre. Aucune dispute, aucun désordre. On nous montre quelques dortoirs ; ce sont des salles contenant chacune deux ou trois lits, et dont les portes s’ouvrent sur les promenoirs. Toutes sont bien tenues ; les lits très propres, les murs et le plancher immaculés. On habitue les patiens à se charger eux-mêmes du service de leur chambre : ils balaient, font leur lit. Il est difficile, quoi qu’on ait essayé, de leur imposer aucun autre travail régulier. Dans une des salles de la maison, un des pensionnaires, artiste peintre, a charbonné sur les parois blanchies à la chaux quelques