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usages locaux un régime qui, après de longues études, a paru mieux approprié aux intérêts de tous les justiciables. Si l’on voulait s’attacher exclusivement au texte littéral des capitulations, on découvrirait dans le nouveau régime une dérogation, une seule, qui consiste dans la suppression de la présence obligatoire du drogman devant les tribunaux indigènes lorsqu’un Européen est en cause. Les capitulations contiennent cette garantie, qui était indispensable lorsque l’Européen avait à répondre au cadi ; mais dorénavant le justiciable étranger est assuré d’avoir parmi ses juges un magistrat de sa nationalité, lequel sera pour lui un protecteur naturel, un témoin plus autorisé que ne pouvait l’être le drogman. La garantie n’est donc pas détruite, elle est simplement déplacée et transformée à l’avantage des plaideurs étrangers.

Les autres objections sont assurément plus sérieuses. Dès que l’on eut connaissance des projets de réforme, un grand nombre de négocians européens déclarèrent qu’ils n’entendaient pas être distraits de leurs juges naturels, c’est-à-dire de la juridiction consulaire, et surtout qu’ils ne voulaient pas être livrés à la justice égyptienne. Cette justice les effrayait. Il leur semblait inadmissible que des magistrats habitués à appliquer la loi du Coran, — qui érige en principe la haine de l’infidèle, — fussent appelés à décider de l’honneur et de la fortune des chrétiens. Il y avait là un obstacle infranchissable élevé par la religion et par les mœurs. En outre, à supposer que ces magistrats pussent se dégager du fanatisme musulman, ils seraient encore incapables de rendre la justice, car ils ignoraient complètement les lois européennes sur lesquelles doivent être calqués les nouveaux codes, et il était permis de craindre qu’ils n’introduisissent dans le prétoire les habitudes de corruption et de vénalité qui ont cours dans l’administration des pays turcs. Les réclamations que les étrangers auraient à présenter contre le khédive étant détournées de la voie diplomatique et déférées aux tribunaux mixtes, quelles garanties d’indépendance pouvaient offrir des magistrats jugeant les procès où leur souverain, un souverain absolu, serait directement intéressé ? Le khédive est agriculteur, manufacturier, commerçant ; les opérations de son domaine privé le mettent en rapport avec tous les marchés, il passe chaque jour des contrats : ce souverain trafique, vend, achète, emprunte. Il sera le plus gros plaideur de l’Égypte. On s’inquiétait donc à la pensée qu’il aurait pour juges ses propres sujets. En vain les promoteurs de la réforme essayaient-ils de calmer ces appréhensions en faisant ressortir la prépondérance numérique de l’élément européen dans la composition des tribunaux mixtes, le choix des magistrats étrangers désignés par les gouvernemens intéressés, le soin minutieux avec lequel on avait pourvu à l’application des codes et