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qui fut reproduite par le plus grand nombre de copies. Elle nous est conservée aujourd’hui dans une cinquantaine de manuscrits. — La seconde est postérieure à l’an 1376, puisque l’auteur y mentionne dès le début la mort du Prince Noir, et elle a été probablement rédigée quelques années plus tard. À ce moment, les circonstances n’étaient plus les mêmes : la fortune était revenue à la France, qui se relevait de ses désastres, grâce à l’épée de Duguesclin et à la sagesse de Charles V. Le souvenir des journées de Crécy et de Poitiers commençait à s’effacer, et l’on ne prévoyait pas Azincourt. De plus Froissart avait changé de protecteur, le clerc de Robert de Namur était devenu le chapelain du comte de Blois. Ce nouveau patron appartenait à l’illustre maison de Châtillon ; il était le fils d’un brave chevalier qui s’était fait tuer à Crécy en combattant aux côtés de Philippe de Valois ; lui-même avait été prisonnier en Angleterre, et forcé d’aliéner une partie de ses domaines pour recouvrer sa liberté. Auprès de lui, il était naturel que Froissart prît d’autres sentimens que ceux qu’il avait rapportés d’Angleterre une dizaine d’années auparavant. Aussi cette seconde rédaction de ses Chroniques est-elle bien plus favorable à la France que la première ; elle est représentée pour nous par le manuscrit d’Amiens. — Une troisième fois Froissart recommença son ouvrage, qui, malgré la vogue qu’il obtenait, ne le contentait pas. Malheureusement cette troisième rédaction, où les opinions de l’auteur sont encore une fois modifiées, s’arrête à l’avènement du roi Jean, et M. Luce a fort bien montré pourquoi Froissart ne l’avait pas poussée plus loin ; il n’en existe aujourd’hui qu’un seul manuscrit, qui a été trouvé à Rome, dans la bibliothèque du Vatican.

Les manuscrits une fois classés, il restait à s’en servir. Ici se présentait une question fort embarrassante : de quelle manière devait-on mettre les trois rédactions sous les yeux du public ? Fallait-il, à la fin de chaque chapitre, placer les unes après les autres les diverses formes du même récit ? Ainsi l’avait fait l’académie de Bruxelles dans la belle édition qu’elle a donnée de notre historien ; mais cette façon de couper Froissart par morceaux n’aurait guère été du goût des lecteurs français. Elle empêche qu’on ne puisse le lire de suite, et, en présentant successivement trois versions des mêmes faits, elle arrive à un résultat qu’il semblait d’abord difficile d’atteindre : elle rend Froissart ennuyeux. Il fallait donc se décider entre les trois rédactions des Chroniques, en choisir résolument une qu’on installerait à la place d’honneur, sauf à faire connaître les deux autres dans l’appendice. M. Luce a cru devoir préférer la première, et les raisons qu’il donne de son choix semblent fort plausibles. C’est celle qui dès le début fut le plus populaire et dont