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histoire galante, si complaisamment développée dans les deux premières versions des Chroniques, a disparu de la troisième. Est-ce un scrupule de conscience qui l’en a chassée ? Froissart, devenu curé et chanoine, a-t-il pensé qu’il ne lui convenait plus de raconter de pareilles aventures ? Il est fort heureux, dans tous les cas, qu’il ne se soit pas avisé de devenir si scrupuleux plus tôt.

Quoique la gravité semble contraire à sa nature, il faut reconnaître que Froissart se fait plus grave en vieillissant. Quand une action lui paraît coupable, il ose plus résolument la blâmer. Il avait rapporté sans commentaire, dans la première rédaction de son ouvrage, le supplice d’Olivier de Clisson, ordonné par Philippe de Valois. Dans la dernière, il reproche ouvertement au roi sa cruauté, et dit de la reine : « Si quelqu’un encourait sa haine, il était mort sans merci. » Il lui arrive aussi de moraliser à l’occasion, quoique ce ne soit guère son habitude. L’admirable récit de la mort d’Arteveld se termine, dans le manuscrit de Rome, par cette réflexion : Il Ainsi vont les fortunes de ce monde ; nul, s’il est sage, ne se peut ni ne se doit confier trop grandement en ses prospérités. » M. Luce fait encore observer qu’en avançant en âge Froissart semble devenir plus conservateur. Il avait été de tout temps grand ami des seigneurs et des princes. Ce petit bourgeois de Valenciennes se trouvait être un aristocrate de nature. La vie aisée et large qu’on menait dans les châteaux lui était devenue nécessaire ; il prenait grand plaisir aux bons festins, il lui fallait être vêtu de beaux draps, il aimait avant tout, nous dit-il, les grandes assemblées, les jeux, les fêtes, les longues veilles,

En toutes ces choses véir,
Mon espérit se renouvelle.


Aussi avait-il peu de goût pour le populaire. Les milices des communes, quand elles s’en vont en guerre contre la brillante chevalerie, le font toujours rire. Il est heureux de nous raconter comment les bourgeois de Caen, à l’approche de l’ennemi, « se mirent en ordonnance de bataille et montrèrent par semblant et par paroles qu’ils avaient grand volonté de combattre les Anglais ; mais quand ils virent les bannières d’Edouard III et ses maréchaux s’approcher, et un si grand nombre de gens d’armes qu’ils n’en avaient jamais vu autant, ils prirent si grand peur qu’il n’y eut personne au monde qui pût les empêcher de rentrer au plus tôt dans leur ville. » Il n’oublie pas non plus, dans le récit de la bataille de Crécy, de nous dépeindre les « bons hommes » des cités et bonnes villes de France qui, éloignés de plus de deux lieues du champ de bataille, brandissent leurs épées en s’écriant : « A mort, à mort, ces traîtres Anglais !