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Jamais un n’en retournera en Angleterre ! » et qui se mettent ensuite à courir sans même les avoir aperçus. Ce mépris, cette haine des petites gens devient de plus en plus visible chez Froissart à mesure qu’il vieillit. C’est dans le manuscrit de Rome que se trouve cette phrase incroyable contre les milices flamandes qui combattirent si vaillamment à Cassel : « Dieu ne voulut pas consentir que les seigneurs fussent là desconfits de tel merdaille. » Mais alors Froissart avait vu ce que ces « bons hommes » savent faire. Quand il écrivit la troisième rédaction de ses chroniques, les Anglais venaient de déposer et de mettre à mort Richard II, le fils de l’héroïque Prince Noir ; Froissart ne leur pardonne pas de s’être révoltés contre leur roi. Après les avoir tant admirés, il leur devient tout d’un coup sévère. Il leur reproche amèrement d’être ombrageux et indociles. « Dessous le soleil, dit-il, ne sont gens plus périlleux à tenir ni plus divers que les Anglais, et se lève et se couche en trop grand péril le roi qui les gouverne. » Les habitans de Londres surtout encourent sa mauvaise humeur, et, pour montrer combien ils sont naturellement orgueilleux et rebelles, il les fait ainsi parler : « Nous n’avons que faire d’un roi endormi et pesant, qui trop demande ses aises et ses déduits. Nous en occirions un demi-cent, tout l’un après l’autre, plutôt que de n’en avoir pas un à notre goût et à notre volonté. »

On s’aperçoit aussi, quand on passe d’une rédaction à l’autre, que Froissart a pris de plus en plus le sentiment de son importance. Il parle de lui plus volontiers, et se met plus souvent en scène. Lorsqu’il raconte que Jean Chandos fut fait chevalier de la main d’Edouard III à Buironfosse, il n’oublie pas d’ajouter qu’il tient ce détail de Chandos lui-même. Ailleurs il mentionne le séjour qu’il fit en Écosse pendant trois mois, et où il fut si bien accueilli par le roi et les grands seigneurs[1]. Il rapporte aussi ses excursions en Angleterre et les entretiens qu’il avait avec son compagnon de voyage, le jeune Edouard Spencer, petit-fils de ce favori d’Edouard II, qui avait été si cruellement mis à mort et dépouillé de ses biens par la reine Isabelle. « Et plusieurs fois advint que, quand je chevauchais par le pays avec lui, il m’appelait et me disait : — Froissart, voyez-vous cette grande ville à ce haut clocher ? — Je répondais :

  1. C’est à propos de ce voyage d’Écosse que Froissart a écrit la petite pièce qui commence par ces vers d’un tour si aisé, si français, et où presque rien n’a vieilli :
    Froissart d’Écosse revenait
    Sur un cheval qui gris était.
    Un blanc lévrier suivait en lasse.
    « Las ! dit le lévrier, je me lasse,
    Grisel, quand nous reposerons ?
    Il est heure que nous mangions. »