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avons devant les yeux l’image fidèle d’une distraction fort goûtée par Laurent. Veut-on au contraire lire une satire, on trouvera dans les Beoni[1] mainte aventure comique et des informations singulièrement curieuses sur les mœurs du temps. Ainsi ce curé d’Antella qui ne marche jamais sans sa bouteille, et ce curé de Fiesole qui, pendant que ses confrères font cercle autour de lui et le cachent de leurs manteaux, se couvre le visage avec sa tasse, ont probablement existé. Ce sont là de ces faits qui, entre mille autres bien plus graves, allaient arracher à Savonarole des plaintes si énergiques contre le clergé ; mais il faut reconnaître que Laurent insiste avec complaisance sur ces scandales, et qu’il s’arrête volontiers aux scènes les plus triviales. Cette prédilection pour la grossièreté est plus sensible encore dans les Canzoni a ballo et dans les Canti carnascialeschi. Quand ces poésies ne révoltent pas tout d’abord par leur obscénité, elles sont empreintes d’un épicurisme décevant ; le poète exhorte ses concitoyens aux jouissances vulgaires et les presse de s’y livrer parce que la vie est courte. Cette morale, recommandée au milieu des fêtes et des mascarades nocturnes par le maître de Florence, n’obtint que trop de succès ; elle répondait du reste, nous l’avons vu, aux propres instincts de Laurent et à son système de gouvernement. Énerver les âmes et les distraire des pensées viriles, tel a toujours été le but de ceux qui ont aspiré à une domination sans contre-poids et sans contrôle. On se tromperait cependant, si l’on croyait ne trouver en Laurent qu’un homme de plaisir. Chez lui, le philosophe s’alliait au partisan d’une vie déréglée. Le chrétien réapparaissait aussi de temps en temps à côté du philosophe. Comment d’ailleurs Laurent eût-il pu se soustraire complètement à l’influence d’une religion qui avait produit presque sous ses yeux saint Antonin, dont il provoqua la canonisation ? C’est sous l’impulsion de ces sentimens, et peut-être par condescendance pour l’entraînement traditionnel des Florentins vers les pompes religieuses, qu’il composa ses Laudes spirituelles et son drame lyrique de Saint Jean et Paul[2]. Ce drame, un peu décousu, où l’auteur, par un retour sur lui-même, a décrit la tâche ardue des hommes dont la mission est de gouverner les peuples, fut représenté, dit-on, par la confrérie de saint Jean et Paul aux noces de Maddalena avec Franceschetto Cibo. En 1489, Pierre et Julien, fils de Laurent, ainsi que plusieurs citoyens considérables, se chargèrent des rôles. Quant aux Laudes, c’est le peuple qui les chantait, soit à l’intérieur des églises, soit en plein air, au coin des rues, devant les tabernacles et les madones, suivant l’usage adopté depuis le milieu du XIIIe

  1. Les buveurs.
  2. Les saints dont il est ici question sont deux eunuques de la fille de Constantin qui subirent le martyre sous Julien l’Apostat.