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c’est-à-dire qu’il fut à peu près livré à lui-même. Les tâches les plus humbles ne réussissent pas toujours aux plus habiles. On peut être un ambassadeur brillant, un écrivain plein d’esprit et de savoir, sans parvenir à être un précepteur passable. La chose difficile en pareil cas, c’est de se rapetisser, et, suivant la belle expression des livres saints, de mettre sa bouche sur la bouche, ses yeux sur les yeux, ses mains sur les mains de l’enfant. Philippe de Ségur le dit avec candeur : il y avait disproportion trop grande de l’élève au maître. Ajoutez à cela une sensibilité maladive ébranlée par tant de scènes tragiques. Le cœur se développait aux dépens de l’esprit et au détriment de la santé. « Je ne grandissais, ajoute-t-il, ni de corps ni d’intelligence ; enfin, au lieu d’être un sujet de consolation, je n’apportais que de nouveaux chagrins à ma famille. » Ce furent les lettres, chose curieuse, qui l’arrachèrent à cette torpeur. Une crise subite, dégageant son cerveau, lui fit connaître la passion de la lecture et je ne sais quel délire d’enthousiasme impatient de se prendre à tout. Des rimeurs frivoles du XVIIIe siècle, il passait aux maîtres des grands âges ; puis, commentant ceux-ci, s’inspirant de ceux-là, il composait à tort et à travers des traités ou des comédies. Acharné à tant de choses incohérentes, il eut épuisé bientôt cette première sève. Son ambition surexcitée lui rendit plus cruel le sentiment de son impuissance. Il tomba dans un découragement profond. A des heures d’exaltation religieuse succédaient pour lui des heures de désespoir, il conçut même des pensées de suicide. L’incident fortuit qui le sauva est vraiment des plus singuliers : appelé de Chatenay à Paris dans les premiers temps du directoire, il eut occasion de voir quelques débris de cette société du XVIIIe siècle si brillante encore, si spirituelle, si frivole entre les tueries de la convention et les proscriptions de fructidor. Puisqu’on pouvait revenir aux succès de salon et aux chansons galantes, il lui sembla qu’il valait la peine de vivre. Il fit des bouquets à Chloris, se battit en duel, obtint une sorte de réputation dans cinq ou six cénacles de l’ancien régime et se crut enfin un homme. Notez qu’il avait dix-sept ans, l’âge des ardeurs généreuses et des nobles enthousiasmes ; tandis que le vainqueur d’Arcole et de Rivoli éblouissait le monde, le jeune Philippe de Ségur, dédaigneusement et la raillerie aux lèvres, continuait comme certaines gens d’avant le déluge à persifler Monsieur Buonaparte. Son père assurément n’était pas de ceux-là ; l’ancien ambassadeur avait l’esprit trop ouvert pour ne pas pressentir comme tant d’autres un principe de salut public dans la fortune et le génie du grand capitaine. Il avait communiqué ces pressentimens à son fils, mais le jeune Ségur s’était habitué pour son malheur à ne rien commencer par le commencement. Il avait prétendu écrire des