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l’Amphytrion de Molière. Voilà une pièce, à coup sûr, des plus réussies qui se puissent voir ; l’action en est d’un tour habile, et vous y sentez à chaque scène la main d’un maître imperturbable à se gouverner à travers les incidens les plus risqués. Quant au style, c’est la perfection, jamais le vers libre n’atteignit à ce degré de consistance dans la souplesse et le négligé apparent. Il semble donc qu’en un pareil sujet vouloir s’aventurer après Molière serait la prétention d’un impertinent ou d’un fou. Eh bien ! le croirait-on ? un homme s’est rencontré de notre temps, qui n’a point reculé devant cette idée prodigieuse de refaire l’Amphytrion de Molière, et le plus beau de l’histoire, c’est que cette idée, au lieu de prêter au rire, prête à l’admiration. Il est vrai que le coupable s’appelait Henri de Kleist. En France, on le connaît trop peu ; c’était un génie, et bien au-dessus de Tieck, de Zacharias Werner, de tous les dramaturges de l’école. Au théâtre, il avait l’invention et le don si rare de savoir remuer à la fois une action, des personnages et des idées. Pour lui, toute passion, en tant qu’elle confine à l’idée fixe, est une maladie et veut être étudiée au double point de vue psychologique et pathologique. Étant donné par exemple le caractère le plus sain, le plus vaillant, son observation saisit aussitôt le côté sensible, vulnérable, et vous montre comment l’esprit le mieux constitué en arrive à perdre conscience de soi, à ne plus se dominer, comment dans un éclair d’hallucination et de somnambulisme un héros peut avoir peur et fuir lâchement devant la mort. Dans ses romans et ses nouvelles, même originalité ; avec cela, l’expression toujours nette et vibrante, une forme sans ornemens, une précision mathématique. Qu’on se figure un Mérimée romantique et dont le scepticisme serait par instans traversé d’éblouissemens surnaturels[1] ; mais le désespoir amer, implacable, ne tardait pas à le ressaisir. Ardent patriote, nos victoires l’avaient frappé d’incurable langueur ; en attendant l’heure du suicide, il écrivait la Bataille d’Hermann, pour exciter ses compatriotes à traiter Napoléon comme jadis le chef teuton avait traité Varus. Arrivons à l’Amphytrion :


Mon nom qu’incessamment toute la terre adore
Étouffe ici le bruit qui pouvait éclater ;


  1. C’est ainsi qu’il écrivait de Dresde, en parlant des pompes musicales de l’église catholique : « Jamais je ne me suis senti si profondément ému au plus intime de mon être ; notre culte, à nous autres, n’est rien, il ne s’adresse qu’à la froide raison, tandis que le catholicisme enflamme tous les sens. Au pied de l’autel, dévotement agenouillé, priait un brave homme et avec quelle ferveur ! le doute ne l’assiégeait pas ; il croyait. Un indicible besoin me possédait de m’humilier à son côté et de fondre en larmes. Hélas ! mon Dieu, un grain d’oubli, un seul, et je me serais fait catholique avec joie ! »