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pour l’écrivain qu’il adopte. Après les joies brûlantes et périlleuses du triomphe oratoire, c’est assurément la plus douce satisfaction qu’il soit donné à l’homme de lettres d’éprouver, surtout quand aucun alliage impur ne s’y vient mêler. Dans la longue carrière de Dickens, de 1836 à 1870, on peut dire que rien ne troubla sérieusement cette bonne intelligence. Ce n’est pas toutefois que le romancier se soit toujours tenu à la même hauteur; mais il ne trompa jamais complètement l’attente de ses lecteurs, et on lui pardonna d’autant plus qu’on l’aimait davantage. On l’aimait pour ses rares et brillantes qualités, pour la générosité de son caractère, pour la franchise d’un talent auquel toute apparence de charlatanisme était insupportable; peut-être aussi l’aimait-on pour ses défauts, si séduisans et si peu vulgaires. Et ce qui montre plus que tout le reste la vraie grandeur de son génie, c’est qu’au sommet inespéré où l’admiration de ses compatriotes l’avait si rapidement porté la tête ne lui tourna jamais. Le parvenu littéraire ne se trahit nulle part en lui, et il demeura jusqu’à la fin ce qu’il avait été d’abord, l’homme le plus simple et le moins prétentieux de la terre.

Nicholas Nickleby était encore dans toute la fraîcheur de sa gloire que Dickens songeait déjà à lui donner des successeurs. Il avait eu d’abord l’idée d’entreprendre une publication périodique, mais il abandonna ce projet d’autant plus volontiers que chemin faisant il avait rencontré le sujet d’un nouveau roman, le Magasin d’antiquités, dont le principal personnage était destiné à un grand succès. La petite Nelly est en effet une des plus touchantes créatures que le roman anglais ait introduites dans la littérature. Jeffrey, juge assez difficile, comme on sait, déclarait qu’il n’y avait rien eu d’aussi parfait depuis la Cordélie de Shakspeare. Le monde de bohémiens où se mêlait sans s’y souiller cette douce figure lui donnait encore plus d’éclat, et Dick Swiveller, le joyeux clerc de procureur, et la pauvre petite servante surnommée la marquise, composaient avec les montreurs de marionnettes un ensemble de l’effet le plus heureux. On sentait une fois encore que le trésor de sensibilité et de gaîté renfermé dans l’âme de Dickens n’était pas près de s’épuiser. Et de fait il devait être bien grand pour suffire aux dépenses qui lui étaient imposées, car Dickens se répandait sans fin. Sa verve, qui semblait ne pas se contenter du roman, s’échappait encore à flots dans sa conversation et dans sa correspondance. Au rebours de tous les humoristes, cet écrivain si gai était aussi, chose étrange, l’homme le plus gai de son temps, et ne cessait d’inventer folies sur folies pour divertir innocemment sa famille et ses amis. C’est ainsi qu’il avait fait croire à Savage Landor qu’il était tombé amoureux de la reine, et lui avait proposé d’entrer dans un complot fantastique