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m’écriai-je, quelle figure ridicule et triviale doivent donc faire mes bottes qui sont restées à la porte ! Dans toute ma vie, je n’eus jamais un sentiment aussi profond de l’absurdité des bottes. »

C’était bien pis le jour. Il ne pouvait rien faire de ce qu’il voulait faire, rien voir de ce qu’il voulait voir. S’il sortait, la foule le suivait ; s’il restait chez lui, les visiteurs affluaient comme à une foire. S’il allait, accompagné d’un ami, visiter un établissement public, les directeurs arrivaient aussitôt, se mettaient en embuscade dans la cour et lui décochaient un discours improvisé. S’il se rendait à l’église pour y chercher un peu de paix, on se bousculait aux alentours de son banc, et c’était à lui que le prédicateur adressait son sermon. Dans la voiture du chemin de fer même, le conducteur ne consentait pas à le laisser tranquille. S’arrêtait-il à quelque station pour y boire un verre d’eau, une centaine de spectateurs venaient fixer leurs yeux sur sa gorge quand il ouvrait la bouche pour avaler. Enfin à chaque courrier la poste lui apportait un tas de lettres sans objet, et qui demandaient toutes une réponse immédiate. Comment trouver un moment dans ce tourbillon perpétuel pour penser et pour observer ? Il y réussissait pourtant, et son succès ne l’enivrait pas plus qu’il ne troublait son jugement. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se placer entre les admirateurs fanatiques et les détracteurs passionnés du pays qu’il visitait.

Les ovations auxquelles il était soumis ne lui cachèrent ni les vertus incontestables, ni les erreurs, ni les travers de frère Jonathan. Il trouvait l’Américain sérieux, hospitalier, obligeant, franc, plus exempt de préjugés qu’on ne suppose, plein d’enthousiasme chevaleresque à l’égard des femmes et dévoué sans retour, pourvu qu’on sût acquérir ses bonnes grâces. Seulement il n’aurait voulu à aucun prix vivre en Amérique. Deux choses surtout révoltaient son âme, l’esclavage et la piraterie littéraire. Il ne voulut jamais accepter aucune marque publique de respect là où il y avait des esclaves, protestant ainsi à sa façon contre « l’institution particulière. » Quant au droit de propriété littéraire, il ne craignit pas, toutes les fois qu’il en trouva l’occasion, de s’élever contre l’impudente violation qu’on en faisait chaque jour et dont il était la première victime ; mais cette petite satisfaction ne compensait pas l’insupportable fatigue que le lion du jour commençait à éprouver en se voyant un objet d’exposition permanente pour tous les curieux, les désœuvrés et les indiscrets des États-Unis. « Je crois sérieusement, disait-il, qu’une expression de tristesse s’est gravée sur mes traits, grâce à l’ennui sans mélange que je ressens. Il y a sur mon menton, à droite de la lèvre inférieure, un pli qu’y a fixé pour jamais l’habitant de la Nouvelle-Angleterre dont ma dernière lettre vous entretenait. J’ai à l’extérieur de l’œil gauche une empreinte de patte d’oie que j’attribue