Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maintenant, Seigneur, voilà que ces nations ainsi traitées de néant nous dominent, nous foulent aux pieds. Et nous, ton peuple, nous que tu as appelés ton premier-né, ton fils unique, nous, l’objet de ta jalousie, nous sommes livrés entre leurs mains. Si le monde a été créé pour nous, pourquoi ne possédons-nous pas du moins notre héritage ? Jusqu’à quand cela durera-t-il, Seigneur ?..

« Sion est déserte ; Babylone est heureuse. Est-ce bien juste ? Sion a donc beaucoup péché ? Soit ; mais Babylone est-elle plus innocente ? Je le croyais avant d’y être venu ; mais, depuis que j’y suis, que vois-je ? De telles impiétés que j’admire vraiment que tu les supportes, après avoir détruit Sion pour beaucoup moins. Quelle nation t’a connu hors Israël ? Quelle tribu a cru en toi, si ce n’est Jacob ? Et qui en a été moins récompensé ? Passant à travers les nations, je les ai vues florissantes et parfaitement insoucieuses de tes commandemens. Mets dans la balance ce que nous avons fait et ce qu’elles font. Chez nous, il y a peu de fidèles, j’en conviens ; mais chez elles il n’y en a pas du tout. Or elles jouissent d’une paix profonde, et nous, notre vie est celle de la sauterelle fugitive ; nous passons nos jours dans la crainte et l’angoisse. Il nous eût été plus avantageux de ne pas exister que d’être tourmentés de la sorte sans savoir en quoi a pu consister notre faute[1].

« Ah ! que n’avons-nous été brûlés, nous aussi, dans l’incendie de Sion ! Nous ne valons pas mieux que ceux qui y périrent ! »


L’ange Uriel, l’interlocuteur d’Esdras, élude le plus qu’il peut l’inflexible logique de cette protestation. Les mystères de Dieu sont si profonds ! l’esprit de l’homme est si borné ! Pressé de questions, Uriel se sauve par une théorie messianique analogue à celle des chrétiens. Le Messie, fils de Dieu, mais simple homme de la race de David, est sur le point de paraître au-dessus de Sion dans sa gloire, accompagné des personnages qui n’ont pas goûté la mort, c’est-à-dire de Moïse, d’Hénoch, d’Élie, d’Esdras lui-même. Il livrera de grands combats contre les méchans. Après les avoir vaincus, il régnera quatre cents ans sur la terre avec ses élus. Au bout de ce temps, le Messie mourra, et tous les vivans mourront avec lui. Le monde rentrera dans son silence primitif durant sept jours. Puis un monde nouveau apparaîtra ; la résurrection générale aura lieu. Le Très-Haut paraîtra sur son trône et présidera le jugement définitif.

Le tour particulier que tendait à prendre le messianisme juif paraît ici avec clarté. Au lieu d’un règne éternel, que rêvaient les anciens prophètes pour la postérité de David, et que les messianistes, à partir de Daniel, transfèrent à leur roi idéal, on arrive à concevoir le royaume messianique comme ayant une durée limitée. Jean ou

  1. IV Esdr., ch. III, IV.