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su mettre le droit de son côté; mais, si la construction du chemin de fer de Recht à Téhéran lui semble prématurée, qui l’empêche de terminer une route dont l’achèvement est une nécessité de premier ordre pour son commerce? Les difficultés n’existent que dans la partie montagneuse, sur une distance d’une dizaine de farsaks peut-être. De l’autre côté de Cazbin, la nature s’est chargée de préparer la besogne : le terrain, plat et semé de cailloux, n’attend plus pour ainsi dire que le rouleau de l’ingénieur. Quelques mois de travail et quelques centaines de mille francs, et la route devient partout carrossable.

Ce miracle aura-t-il jamais lieu? L’esprit d’incurie, l’insouciance du lendemain, qui sont dans les traditions persanes, nous défendent en tout cas d’en prévoir la date. Ce n’est guère que lorsque le roi doit traverser une province, et en quelque sorte à la veille de son départ, que l’on songe à s’enquérir de l’état des chemins. C’est à un événement de ce genre que le Ghilan est redevable du tronçon de route qui existe actuellement entre Enzeli et Cazbin. L’histoire est curieuse : elle jette une étrange lumière sur les pratiques ordinaires de l’administration persane. Le lecteur me pardonnera de la lui conter en détail.

Au commencement de l’hiver de 1870, le shah manifesta tout à coup l’intention de visiter ses provinces de la Caspienne. Il fit part de ses résolutions au gouverneur du Ghilan, Mady-ed-Doolè[1], son oncle maternel, et lui envoya une somme de 40,000 tomans[2] avec ordre de faire réparer le chemin au plus vite. Mady-ed-Doolè se dit que l’hiver était une saison bien rude pour un pareil voyage, et que le roi changerait certainement d’avis. Le roi ne venant plus, la route n’avait plus de raison d’être : fort de cette logique, il s’empressa d’encaisser à son profit les 40,000 tomans. Le shah n’en continuait pas moins ses préparatifs de départ. Le gouverneur, inquiet des nouvelles qui lui arrivaient de Téhéran, se hâta d’écrire à son royal neveu pour le détourner de son projet. Il lui faisait un tableau lamentable des souffrances du Ghilan. « La récolte avait été mauvaise; les habitans, réduits à la misère, craignaient de ne pouvoir recevoir leur souverain d’une manière digne de lui, et le suppliaient de renoncer à son voyage. » La lettre était accompagnée d’un cadeau de plusieurs milliers de tomans, offert au nom de la province. Le procédé est dans les mœurs persanes. Il est admis que la présence du roi et les réquisitions qu’elle entraîne sont un lourd fardeau pour les pays qu’il traverse, et nombre de villes se sont rachetées

  1. Traduction littorale : la puissance du gouvernement. Les grands fonctionnaires persans sont toujours désignes par le titre inhérent à leur dignité.
  2. Le toman vaut un peu plus de 10 francs.