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malheureux mulets, agens infatigables de tout le commerce de l’extrême Orient, qu’on paie de leurs peines en monnaie de bois vert, et dont la destinée invariable est de mourir de faim entre deux étapes ou d’être dévorés vivans par les loups le jour où leur force usée trahit leur bonne volonté ! Le hasard nous fait assister malgré nous à l’agonie d’un de ces pauvres martyrs contre lequel vient se heurter notre caravane. Couché comme une masse inerte en travers du chemin, le malheureux animal soulève péniblement la tête à notre approche, hennit faiblement, et tourne vers nous des yeux que la souffrance rend éloquens. Aidé par un de nos muletiers, il parvient à se remettre sur ses jambes, essaie de se traîner à la suite de la caravane; mais ses jarrets fléchissent, il tombe sur les genoux et s’affaisse pour ne plus se relever. A 200 mètres à peine, d’énormes vautours à tête blanche planent en poussant des cris perçans comme pour réclamer leur proie. La nuit venue, les chacals achèveront l’œuvre des vautours. Les débris d’ossemens qui jalonnent la route prouvent suffisamment que la besogne ne leur manque pas.

4 avril. — Nous quittons la plaine pour entrer dans la région des montagnes. Un sentier étroit et rocailleux serpente à mi-côte. La nature seule s’est chargée de faire office de cantonnier : la vérité m’oblige à dire qu’elle est restée tout à fait au-dessous de son rôle. D’énormes blocs de pierre, parfois des arbres entiers, gisent en travers du passage. Une infinité de petits torrens qui tombent en cascades du haut de la colline ajoutent au pittoresque, mais compliquent singulièrement la difficulté du voyage. Le site est vraiment beau. Au-dessous de nous, la plaine, noyée par les débordemens du Sefid-Roud[1], disparaît sous une immense nappe d’eau où nagent des débris de toute espèce arrachés par l’hiver au flanc de la montagne. Peu à peu la vallée se resserre et le fleuve reprend son lit ; dans le lointain, les plus s’étagent sur les collines; le long du fleuve apparaissent des massifs d’oliviers à l’ombre desquels s’abritent plusieurs villages. A l’entrée de l’un d’eux, nous mettons pied à terre pour déjeuner. Assis sous un arbre, à deux pas d’un ruisseau boueux où à défaut d’écuelle nous puisons à pleines mains comme Diogène, nous rongeons consciencieusement un reste de poulet. Quelques mendians déguenillés font cercle autour de nous, et dévorent des yeux ce maigre festin. Je crois leur être agréable en leur offrant la moitié de mon pain : ils repoussent mes avances avec un dédain superbe; à leurs yeux, mon pain est impur comme ma personne. Je continue l’expérience en leur tendant quelques pièces de monnaie : l’empressement avec lequel ils s’en saisissent me prouve

  1. Le Sefid-Roud ou rivière blanche, forme de la réunion du Kizil-Ouzen et du Chah-Roud, se jette dans la mer Caspienne, à quelques lieues d’Enzeli.