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de ces montagnes, composées presqu’en entier d’argile et de sable rouge, où le sol s’effrite à chaque pas sous le sabot des chevaux, où pas une touffe d’herbe ne vient dissimuler la nudité du paysage. Quelques buissons rabougris, poussant comme à regret dans le lit desséché des torrens, quelques tiges de berberis et d’églantier, sont les seules traces de végétation que le voyageur découvre autour de lui. Un poète ghilanais peint d’une façon saisissante le contraste qui existe entre cette désolation et les splendeurs du littoral. « Si vous vous trouvez, dit-il, sur le mamelon d’une de nos montagnes, cette moitié de votre barbe qui est tournée vers nous sera moite et sentira le parfum de nos fleurs, l’autre moitié sera sèche et poudreuse comme les chardons des déserts. » Est-ce cette absence totale de végétation qui fait du moindre arbuste qu’on rencontre dans le voisinage l’objet d’un culte superstitieux? Une scène assez étrange, dont nous sommes témoins, semblerait le prouver. A mi-côte, une sorte de broussaille solitaire croît en travers du chemin, élevant à hauteur d’homme ses milliers de bras épineux. Des monceaux de pierres, religieusement entassées à l’entour, de petits lambeaux d’étoffes accrochés par centaines à toutes les branches, témoignent de la vénération des indigènes. Nos muletiers ne manquent pas de s’acquitter en passant de ce devoir de piété. Chacun d’eux ramasse son caillou pour en grossir le tas commun, puis, déchirant consciencieusement un petit coin de son manteau, suspend cet ex-voto aux ronces du buisson. Une cérémonie pareille a lieu dans des circonstances analogues quelques kilomètres plus loin. Nous tentons vainement d’arracher à nos gens le mot de cette énigme religieuse. « C’est la coutume, » nous répondent-ils en chœur. Ils n’en savent pas davantage. La consigne s’est transmise scrupuleusement d’âge en âge; chacun s’y conforme machinalement sans s’inquiéter d’en connaître l’origine.

Jusqu’ici nous n’avions guère trouvé de difficultés que celles qui provenaient du manque de route. À ces obstacles, — de toute saison en Perse, — l’hiver, qui pendant huit mois de l’année règne au sommet du Karzan, va bientôt ajouter son contingent de neige et de glace. Le sentier se transforme peu à peu en une sorte de glissoire où nos malheureuses bêtes ont toutes les peines du monde à garder l’équilibre. Quelques débris de paille semés de distance en distance nous préservent seuls d’une culbute qui en certains endroits, vu l’escarpement du chemin, serait infailliblement la culbute finale. La nuit menaçant de nous surprendre au milieu de cette périlleuse ascension, nous nous décidons à remettre au lendemain le passage du Karzan et à demander un refuge au village voisin[1];

  1. Le village porte le même nom que la montagne.