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de sa patrie. Pourtant, lorsqu’il était dans ses jours de bonne humeur et de justice, quand ses voisins ne l’avaient point importuné et mis hors des gonds en buvant à grand bruit et en criant à tue-tête dès le matin, il avouait qu’il ne faisait pas mauvais vivre dans cette cité où l’on était si libre, où il y avait tant de savans hommes. « Il y a treize ans que je suis ici, dirait-il à l’un de ces indiscrets qui nous ont transmis ses confidences, je m’y trouve bien. — si ce n’est que je n’ai plus de dents. »

Quand les dents s’en vont et qu’arrivent à grands pas les infirmités de la vieillesse, on n’est guère disposé à voir les choses en beau, surtout quand elles sont nouvelles et qu’une longue accoutumance ne nous a pas rendus presque insensibles à ce qu’elles peuvent avoir d’inconvéniens et de défauts. La plupart de ceux qui viennent, comme jadis notre illustre compatriote Scaliger, de recevoir l’hospitalité que l’université de Leyde offrait vers le commencement de février aux savans de tout pays, n’ont pas les mêmes raisons que lui de prendre au tragique quelques inévitables diversités d’habitudes et d’usages. Le pain n’a aujourd’hui qu’un défaut en Hollande, c’est de paraître à peine sur la table. Nous ne savons si les brasseurs du pays sont revenus lux saines traditions que regrettait Scaliger, mais on trouve partout d’excellente bière de Bavière. Quant à l’eau (Scaliger n’en parle point, et pour cause), elle est en général médiocre : mais la plupart des villes se préparent à conduire jusque dans leurs fontaines les eaux limpides que filtrent et que conservent les sables des dunes. En attendant, on se garde bien de mettre des carafes sur la nappe, et les vins sont trop choisis et trop bons pour que personne songe à les tremper. Je ne sais si j’avais un matelas ; la journée avait été trop bien remplie et la soirée, joyeuse et cordiale, se prolongeait trop avant dans la nuit pour que le sommeil ne vint pas au premier appel. Si un soir ou plutôt un matin il fut retardé par les chants et les rires que j’entendais retentir dans la rue sous mes fenêtres, par les bandes bruyantes qui parcouraient la ville, comme pendant une nuit de kermesse, n’aurions-nous pas mauvaise grâce à nous plaindre que la visite des hôtes étrangers fût l’occasion de réjouissances qui faisaient sortir ce peuple de son calme habituel, et auxquelles s’associaient les plus petits et les plus humbles ? Le climat était dur, et ces maisons aux minces murs de briques, dont aucune n’a de calorifère, sont plus humides et plus froides que celles de l’Allemagne du nord avec leurs grands poêles et leurs fenêtres, ou même que nos maisons de pierre parisiennes : c’était, il est vrai, pendant une semaine où les bourrasques et le vent du nord s’étaient déchaînés sur toute l’Europe, où l’on grelottait à Nice aussi bien qu’à Londres.