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repris le chemin de La Haye que sonnait l’heure du grand dîner offert par l’université à tous ses hôtes.

Le repas eut lieu dans la salle où nous nous étions déjà rassemblés la veille; les deux fils du roi et son oncle, le prince Frédéric, avaient accepté l’invitation du recteur. Près de 200 personnes y prirent place. Trente orateurs étaient inscrits; après les toasts de rigueur au roi, aux ministres, au recteur, la parole fut donnée à des professeurs qui, l’un après l’autre, saluèrent chacune des députations dans sa langue. Ce fut la députation française qui eut l’honneur d’être ainsi félicitée la première. Elle le fut par M. Cobet, aujourd’hui le plus brillant représentant de cette école de la philologie hollandaise, qui compte tant de noms célèbres. M. Cobet descend de Français qui se sont réfugiés en Hollande au XVIIe siècle; sa mère était Française ; il aime et visite souvent Paris ; il parle le français comme s’il n’avait jamais perdu de vue cette rue du Bac, où il est né il y a maintenant soixante-deux ans. On nous permettra de reproduire son discours : il nous a trop touchés à Leyde pour qu’on n’ait pas à Paris quelque plaisir à le lire.

« Messieurs les Français, l’université de Leyde, en vous remerciant pour l’honneur de votre présence, désire vous témoigner les sentimens d’affection, d’estime et d’admiration qu’elle porte à la grande nation dont vous êtes les représentans. Puisque nous célébrons une. fête universitaire, et que nous assistons à un banquet académique, je ne parle naturellement que des grands savans et des célèbres professeurs que la France possède. Ainsi, messieurs, c’est de vous-mêmes que je parle, de vos travaux, de vos méthodes, de la part qui revient à la France et à vous dans les progrès de la véritable érudition en Europe. J’exprime ma conviction intime, la conviction de toute ma vie, en vous disant que vous êtes le sel de l’érudition moderne : je veux dire que c’est vous surtout qui préservez l’érudition du danger toujours présent de se gâter et de se corrompre, car l’érudition est une chose terriblement dangereuse. Quand on n’y prend pas garde, et bien garde, ce grand savoir, cette vaste érudition, étouffent tout doucement, tout doucement, le bon goût d’abord et le bon sens ensuite; il reste alors ce que le Français né malin appelle un savant en us, c’est-à-dire un, — je n’ose presque pas dire le mot, — un imbécile, qui sait immensément de choses, excepté ce qu’il faut absolument et avant tout savoir.

« Eh bien, messieurs, le remède, le contre-poison de cette maladie de l’esprit humain, de cette érudition malsaine, ce sont justement vos belles qualités nationales, celles que vous possédez au suprême degré et qui s’appellent le bon goût et le bon sens réunis. Ces qualités, on les retrouve partout dans l’érudition française.