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réellement intéressante par des détails très précis de caractères et de mœurs. La figure de Laure surtout est supérieurement esquissée; cette beauté impérieuse, fantasque et volontaire, que d’incessantes fluctuations de fortune ont tantôt conduite dans les meilleurs pensionnats de Saint-Louis et tantôt ramenée dans un intérieur misérable, apprend par hasard, à l’âge où l’imagination des jeunes filles s’exalte aisément, un secret bien gardé jusque-là : elle n’est pas la fille des époux Hawkins. Le mystère qui flotte autour de son origine l’empêche de trouver un mari, quelle que soit l’admiration qu’elle inspire; Laure sent très amèrement l’injustice du sort, et se console par un précoce mépris de l’humanité. Sans doute ses parens inconnus appartenaient aux plus hautes sphères; ne l’a-t-on pas toujours surnommée la duchesse? ne semble-t-elle pas être d’une autre essence que les humbles villageois qui l’entourent? Le travail solitaire de cette jeune âme ambitieuse, qui sent sa force et brûle de la mesurer aux difficultés de la vie, menace d’absorber notre attention au détriment du reste, lorsqu’un second récit vient se greffer assez maladroitement sur l’histoire de la famille Hawkins, dont la moralité paraît être qu’en Amérique, comme ailleurs, pierre qui roule n’amasse pas de mousse. Le véritable héros, Philippe Sterling, entre en scène à brûle-pourpoint.


II.

Si vous voulez savoir ce qu’est au physique un héros de roman en Amérique, regardez-le: bon appétit, bonne humeur, le rire franc, le teint coloré, le front large, six pieds de haut, des épaules robustes qui fendent la foule et de longues jambes qui arpentent librement le monde; un de ces individus capables de toutes les prouesses gymnastiques, capable aussi d’électriser le peuple par un discours improvisé, de chanter avec plus d’enthousiasme que de mesure des refrains patriotiques et de ramer à tour de bras. Ces qualités suffisent apparemment pour captiver toutes les femmes, mais Philippe n’est amoureux que de la seule Ruth Bolton; cet amour a d’ailleurs, jusqu’au jour où il peut se formuler dans une offre de mariage, toutes les allures de l’amitié calme, presque austère. Philippe Sterling est possédé par une idée fixe qui tient en bride et au besoin étoufferait chez lui toutes les passions : l’idée de faire fortune d’un bond, d’avancer sans relâche pécuniairement et socialement. Cette fureur, commune à tous ses compatriotes dès leur début dans la vie, a ses bons et ses mauvais côtés; elle défend l’immobilité tant aux individus qu’à la nation en général, mais aussi elle conduit à de fréquens naufrages. Philippe se laisse aller à la