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fond déteste le casse-tête de la politique, croit naïvement faire sans pression aucune un choix judicieux. Il faut que le despotisme se glisse partout ; celui qui prévaut en Amérique est celui des cabaretiers. O’Riley sut se faire des amis en ne refusant jamais de se porter caution pour ses cliens devant la justice et en les aidant au besoin à établir l’alibi quand un mauvais coup s’était commis dans son établissement. En conséquence il prit rang de leader, de chef politique. Par la suite, il ouvrit un salon de liqueurs du plus haut style avec une banque de pharaon et fut respectable au point qu’on le força d’accepter les fonctions d’alderman. Là-dessus il ferma boutique et devint un de ces entrepreneurs de travaux qui font aux États-Unis de colossales fortunes quand ils ne finissent pas en prison ; puis il se retira de tout service actif et acheta des immeubles sous différens noms. Les journaux divulguèrent ses manœuvres, le traitant sans façon de voleur, mais le peuple, toujours équitable, se leva comme un seul homme pour l’envoyer au corps législatif. La presse fit grand bruit de cette élection, la justice essaya de poursuivre le nouveau législateur ; mais l’admirable système de jury qui existe en Amérique lui permit de sortir blanc comme neige de cette persécution ; le titre d’honorable resta éternellement accolé à son nom, car les titres ne périssent jamais dans cette patrie de l’égalité, bien que l’orgueil républicain les traite de bagatelles. Il voyagea en Europe avec sa famille, s’établit deux ans à Paris, ce paradis des Américains, et y apprit à prononcer l’anglais avec l’accent de France. Quand il revint, ce fut sous le nom nouveau et plus distingué d’Oreille, qu’il a conservé jusqu’à ce jour.

Les parvenus, on le comprend, n’ont pas le droit d’être bien sévères avec Laure, qui sent redoubler à leur contact ce mépris des hommes joint chez elle à une confiance absolue dans ses propres moyens d’action. Sa supériorité, dont elle se rend compte, est reconnue sans conteste. Honore-t-elle de sa présence dans la tribune des dames les séances du congrès, plus d’un orateur semble s’adresser à elle ; triomphe flatteur entre tous, tel député remet, aussitôt qu’il l’aperçoit, à la place qui leur convient ses pieds habituellement posés sur son pupitre. Les invitations pleuvent chez elle, et partout où elle va, les ministres, les généraux, les représentons lui forment une cour, ce qui finit par exaspérer jusqu’au délire la jalousie de Harry Brierly, dont la fantaisie amoureuse est devenue de la passion depuis qu’on lui dispute sa belle.

Dans l’intervalle des fêtes où elle brille, Laure reçoit les instructions de son oncle, — c’est le nom respectueux qu’elle donne au vénérable Dilworthy, qui l’appelle sa fille ; il la met sur la piste des votes qu’il faut capter, et elle s’emploie consciencieusement à cette œuvre. Lorsque, dans le cours de leurs entretiens édifians, Dilworthy