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avec quelques contusions qu’il ne sentit pas, tant était violente sa colère. Heureusement il dut marcher jusqu’à la prochaine station, et en route la réflexion lui revint. D’abord il voulait intenter un procès; mais, ignorant le nom des témoins, il ne lui restait d’autre ressource que de se battre contre toute la compagnie comme il l’avait déjà fait contre le conducteur. Quant à espérer qu’un tribunal donnât tort à une compagnie de chemin de fer, c’eût été pure folie, et cependant sa conscience lui criait que, même avec certitude de défaite, il devait dénoncer une violation de la loi, de même que malgré son juste emportement il aurait dû se borner à un rapport contre l’autocrate du train au lieu de le souffleter. Il convenait vis-à-vis de lui-même que le premier devoir du citoyen d’une république était de veiller à la répression d’un abus général en oubliant le plus possible sa propre personnalité, de se rappeler toujours qu’il est l’un des gardiens de la loi. À la fin il fut forcé de convenir que Philippe Sterling était un mauvais citoyen, uniquement préoccupé de se faire justice à lui-même, sans le moindre souci de la communauté, tout pareil en cela au reste de ses compatriotes. »

Cette anecdote ne prouve-t-elle pas une fois de plus ce qui a été avancé si souvent, que la liberté des uns peut être l’oppression des autres dans un pays où les droits réciproques de chacun ne sont pas définis? Il suffit d’avoir des poings solides, de l’effronterie et de l’argent pour exercer en Amérique une tyrannie mille fois plus intolérable que celle de nos usages européens, car elle est sans mélange de politesse ni de ménagemens d’aucune sorte, et la loi n’offre nul recours contre elle. C’est du moins ce qui ressort de certains épisodes du Gilded Age; aussi comprenons-nous aisément que ni ce livre ni le gros drame que les auteurs en ont tiré depuis n’ait eu beaucoup de succès aux États-Unis. Tout en acceptant la satire dirigée contre leurs mœurs avec la sérénité de gens assez forts pour supporter qu’on signale chez eux les côtés faibles, les Américains ont reproché à MM. Mark Twain et Warner de ne montrer qu’une seule face des faits et de ne tenir aucun compte des proportions, des demi-teintes, sans lesquelles il n’est point de véritable œuvre d’art, ils ont qualifié de marionnettes la cohue de figures ébauchées qui prétendent représenter la vie publique et privée d’un grand peuple sous un aspect humiliant à La fois pour lui et pour la nature humaine; mais, tout en constatant que la peinture était grossière et outrée, personne n’a nié qu’elle ne fût vraie par le fond. « Si c’est la vérité, se borne à dire un recueil en renom, la Galaxy, finis-sons-en plutôt avec notre américanisme et allons chercher des sujets moins désagréables en Patagonie ou à Tombouctou. » — Tout