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Américain a le droit de penser ainsi, mais pour les étrangers, pour ceux surtout qui font au moment même l’expérience des institutions démocratiques, il n’en est pas moins curieux de voir ce que peut devenir un pays où les fonctions politiques les plus éminentes sont à la merci du premier venu, pourvu qu’il ait réussi dans le money-making, la chasse aux dollars, qui devient par conséquent l’unique souci de tous.

Les auteurs du Gilded Age annoncent bien que des mesures énergiques ont été prises contre la lèpre honteuse qui gagne toutes les branches de la législature versée dans le grand art de payer et de se vendre à propos; ils citent l’exemple d’un juge de New-York qui, dépouillé de ses dignités, a été récemment exclu, par sentence publique, du service de l’état; un autre magistrat a eu le bon sens de mourir dans le palais élevé avec le fruit de ses rapines avant que la vindicte qui le menaçait ne s’appesantît sur lui; enfin un troisième malfaiteur public vient d’être condamné à des années de travaux forcés. C’est peut-être le signe d’une régénération morale que nous souhaitons de voir proclamer sans retard dans un ouvrage qui soit la contre-partie du Gilded Age.

Les effets de la grande guerre fratricide qui a remis en question les bases mêmes de la constitution américaine, ceux de l’émigration, qui mêle sans cesse le trop-plein et, il faut bien le dire, l’écume des différens peuples aux fils de ces vieux puritains et de ces planteurs chevaleresques pour lesquels combattit Washington, toutes les transformations profondes survenues depuis un demi-siècle empêcheront assurément les États-Unis de revoir jamais rien de semblable à cette ère idéale de sagesse et de liberté que lui a enviée le reste du monde; ils en sont à l’œuvre de reconstruction, bien des élémens impurs fermentent encore dans leur sein; sauront-ils les rejeter et par quels moyens?.. L’avenir le dira, un avenir prochain, peut-être. Tout marche et se transforme si vite en Amérique! Les lecteurs de Cooper chercheraient en vain maintenant dans l’immensité des prairies ces héros de théâtre, l’Indien et le trappeur; Bret Harte a été forcé de nous avertir lui-même que les pionniers intrépides qu’il a mis en scène sous le nom d’argonautes appartenaient à des temps évanouis, et que le touriste de nos jours ne courait plus en Californie d’autres risques que ceux de l’hospitalité indigène; espérons que les personnages de Mark Twain, grands seigneurs du pétrole, courtiers d’intrigue à gages, représentans qui vendent leurs votes et juges qui vendent leurs arrêts, passeront très prochainement aussi à l’état de mythes ou de souvenirs.


TH. BENTZON.