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par son organisation économique. Cette situation tient dans un mot : le travail y est déshonoré par l’esclavage. Ce fléau qui chasse l’immigrant, le Brésil l’eût détruit comme firent les républiques du sud, s’il eût eu une jeunesse plus agitée; les palliatifs qu’il a apportés à son mal, cherchant à ménager l’opinion publique étrangère et ses intérêts, n’en ont en rien atténué la gravité.

C’est donc une opinion fort admissible que les révolutions et les turbulences continuelles de l’Amérique du Sud ont été profitables à son éducation politique et à son développement économique; mais aujourd’hui cette période d’essai est fermée, les questions de principes sont toutes résolues, et pour la république argentine, si sa constitution est imparfaite, le pouvoir législatif a la faculté de la modifier. On peut dire que de ce côté toute crainte a disparu. Il n’est pas jusqu’aux vieilles querelles de personnes et jusqu’aux ambitions remuantes qui n’aient reçu dans cette dernière guerre une terrible et salutaire leçon. Il est aujourd’hui prouvé que, même dans la pampa, les révolutions ne sont pas invincibles, et que des villes de l’importance de Buenos-Ayres ne sont plus à la merci d’une simple ambition, quelque justifiée qu’elle soit par le caractère des personnages; il est démontré aussi que les nationaux les plus influens sont chaque jour plus absorbés et plus noyés au milieu de ce flot toujours croissant de population étrangère.

Cette guerre civile sera sans doute pour longtemps la dernière dans la république argentine; si même celle-ci a pu mûrir et éclater, cela tient peut-être plus qu’on ne veut l’avouer au malaise général et à l’état de crise commerciale et financière que traversait depuis un an la population de Buenos-Ayres. Le développement excessif des entreprises et des spéculations, résultat naturel d’une longue période de prospérité, avait entraîné la plupart des nationaux dans des engagemens au-dessus des forces même des plus puissans, de ceux dont la fortune et le crédit étaient le mieux assis. Cette crise atteignait également les deux partis, et il fallait sortir de cette situation insoutenable : une guerre, même une guerre civile, parais- sait à tous une issue, ni pire ni meilleure que toute autre. Étrange égarement! ce remède empirique n’a sauvé personne, et au contraire a produit dans toutes les fortunes de la Plata un nivellement néfaste, ruinant les situations embarrassées, ébranlant les situations les mieux assises. Ce résultat terrible de la révolution, sensible ici plus que partout ailleurs où les préoccupations d’affaires dominent tous les esprits, éloignera mieux encore que le raisonnement et la sagesse politique les révolutions sans fondement et sans but, fléau du continent sud-américain.


EMILE DAIREAU