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phonie, quittes à venir au théâtre plus tard, mais à l’aborder alors par ses grands côtés, par le drame, et comptant bien ne point oublier que Beethoven, lorsqu’il compose un opéra, écrit Fidelio. Les autres (et ils se nomment légion) se sont rués sur l’opérette. Il faut que la chose ait du bon, puisqu’elle réussit. Elle a ses maîtres, ses virtuoses, son public, un public des plus huppés, qui, sur ma foi, s’ennuie aux Huguenots, bâille à Guillaume Tell, et ne se gêne pas pour vous le dire. De petits rhythmes écourtés et sautillans, une tarentelle continue, une kermesse toujours recommençante, et pour donner l’accent à cette note caractéristique de l’art qui nous est fait, et que, paraît-il, nous méritons, des soubrettes incomparables.

Gardons-nous de mépriser cet aimable et spirituel produit de notre temps, mais que cela ne nous empêche pas d’encourager ceux qui placent plus haut leur idéal. Ils sont là quelques jeunes hommes, nourris de fortes études, travailleurs infatigables sur qui repose l’avenir de l’école française, et que j’appellerai simplement des musiciens, en donnant à ce mot l’acception large et vigoureuse que Delacroix lui prêtait quand il disait d’un de ses confrères : « C’est un peintre ! » George Bizet, Jules Massenet, Reyer, Saint-Saëns, Lalo, qu’ai-je besoin de les nommer ? Tout Paris les connaît. Symphonistes, oui certes, mais en attendant mieux, hommes de l’orchestre qui seront demain des hommes de théâtre, et qui n’ont eu d’abord d’autre prétention que celle de prouver au public qu’ils savaient leur affaire. J’ignore ce qu’il adviendra de ces divers talens ; mais ce qui me réjouit l’âme, c’est de voir comment tout ce monde comprend la dignité de l’art.

Prix de Rome en 1856, M. Bizet commença par donner au Théâtre-Lyrique les Pêcheurs de perles, où déjà vous saisissez cet imprévu dans la modulation, ce quelque chose de nuageux, d’indéfini dans la mélodie qui bientôt caractérisera la manière de l’auteur. La mélodie de M. Bizet produit sur moi l’effet d’une de ces lumières qu’on place dans un globe de cristal opalisé. C’est doux, harmonieux, velouté, le rayon cependant manque un peu. Je recommande à ce propos dans les Pêcheurs de perles une romance, d’ailleurs fort connue, ma bien-aimée est endormie : toute la physionomie musicale de M. Bizet semble vivre et se condenser en ces quelques mesures d’un sentiment profond et que Schubert regretterait de n’avoir pas écrites. Depuis, sauf Djèmileh, un acte assez médiocre donné en 1872 à l’Opéra-Comique, presque toutes les tentatives du compositeur ont marqué, la chute même de l’Arlèsienne ne devait point l’atteindre, car, si la pièce est tombée, la musique s’est maintenue, et la salle de concert l’a vengée de sa mésaventure théâtrale.

Carmen aujourd’hui nous le livre au plein de son activité symphonique et dramatique. J’appuie à dessein sur les deux adjectifs, il y a les