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combattantes. Jamais on ne vit deux villes aussi jalouses l’une de l’autre. Il est superflu de citer plus au long les élémens de ce curieux débat, qui sous un côté semi-plaisant et un peu yankee cache un fonds très sérieux. Après tout, chacune des deux cités a raison, et l’une et l’autre étonneront le monde. Il est évident qu’il se forme depuis quelques années dans l’ouest américain deux grands centres de population, l’un sur les lacs, l’autre sur le Mississipi, et qu’ils auront dans dix ans chacun 1 million d’âmes, dans vingt ans 2 millions, si rien ne vient déranger, et il n’y a pas d’apparence à cela, la loi de leur accroissement, déjà garantie par des observations d’une durée de quarante ans. New-York, peuplée aujourd’hui de 1 million d’âmes, mettra au moins une période de vingt ans pour doubler le chiffre de sa population, mais alors Chicago et Saint-Louis l’auront rejointe. Qu’arrivera-t-il dix ans après, c’est-à-dire en 1905 ? Chicago et Saint-Louis, ayant continué à progresser au taux actuel, auront-ils alors 4 millions d’âmes, plus que Londres, — et New-York seulement 3 millions, — les deux premières villes en un mot seront-elles chacune, comme elles le prétendent, les deux plus grandes métropoles du globe, ou l’une d’elles seulement méritera-t-elle ce nom ? Nul ne peut encore le dire. Ce qu’on peut dès aujourd’hui prévoir, c’est l’accroissement de plus en plus rapide de Saint-Louis et de Chicago, la concentration dans ces deux places de tous les produits agricoles et manufacturiers de l’ouest, et de là le déversement de ces produits sur le monde entier. Les États-Unis nourrissent et habillent l’Europe ; ils la nourrissent par les céréales, les viandes salées, et l’habillent par le coton ; ils lui donnent la moitié du tabac dont elle a besoin, et, si le gaz n’avait pas été trouvé, ils l’éclaireraient entièrement par leur pétrole. Les céréales, les viandes salées, se concentrent à Chicago et à Saint-Louis ; celui-ci reçoit encore une notable partie des cotons et du tabac des états du sud.

Il y a là matière à de profondes réflexions. C’est un monde nouveau qui s’ouvre, et qui s’ouvre avec une ampleur et une énergie dont l’humanité n’a jamais eu d’autre exemple, même au temps de l’antiquité païenne. Il est intéressant de constater ce mouvement à la fois saisissant et étrange auquel l’Europe et l’Asie elle-même concourent par une immigration sans cesse croissante, sauf dans quelques années de crise. A quelle limite, à quelle époque et par quelles causes ce mouvement s’arrêtera-t-il ? Voilà ce qu’il n’est pas possible de dire.


L. SIMONIN.