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semblable à lui-même, et en quelque sorte tout œil, tout cerveau, tout bras, dans un sens incorporel[1] ; de même que l’aveugle n’a pas idée des couleurs, nous n’avons aucune idée de la manière dont le Seigneur souverainement sage sent et comprend tout. Nous ne le connaissons que par sa sagesse et par l’admirable structure des choses, per optimas rerum structuras. Telle est dans ses traits généraux la théologie de Newton, et nous pensons avec M. de Rémusat que jamais plus grande autorité n’aura été donnée à la preuve que Kant appelait physico-théologique, et dont, même en la critiquant, il ne parlait jamais qu’avec respect.

Le nom par lequel se termine la période qu’a embrassée M. de Rémusat, et qu’on pourrait aussi bien considérer comme le premier nom d’une période nouvelle, est celui de Locke. Locke en effet appartient beaucoup moins au XVIIe siècle qu’au XVIIIe. Il est le maître de Condillac et de Voltaire, de Rousseau et de Turgot : de lui dérivent tous les philosophes anglais et écossais du siècle, Berkeley, Hume, Adam Smith, Hutcheson, et même Reid et Stewart. Le sage Locke, comme on l’appelait, semblait alors avoir fondé définitivement la philosophie en lui donnant une méthode certaine et rigoureuse, perfectionnée par Condillac, à savoir l’analyse des sensations. Dans l’ordre politique, il établissait les conditions essentielles des gouvernemens libres ; dans son traité de l’Éducation des enfans, il anticipait sur l’Émile de Rousseau, et son Christianisme raisonnable a inspiré le Vicaire savoyard. Un tel nom a certainement le droit de compter parmi les plus grands. Même en métaphysique et en idéologie, la part de Locke reste grande et considérable, quelque réserve que l’on fasse sur ses doctrines. Il est le véritable fondateur de la psychologie expérimentale. On fait honneur à Descartes de l’invention de la méthode psychologique ; mais peut-on appeler psychologie l’affirmation de l’existence personnelle comme base de la métaphysique ? Dire : Je pense, donc je suis, est un principe profond comme principe de toute certitude ; mais comme fait psychologique ce n’est pas une grande découverte de s’apercevoir qu’on existe. Le seul ouvrage de psychologie proprement dite dans Descartes est le Traité des passions, cependant il est plus physiologique que psychologique, et il y est bien plus question des esprits animaux que des phénomènes de l’âme. Après Descartes paraît un admirable ouvrage, mine précieuse pour la psychologie expérimentale, la Recherche de la vérité de Malebranche ; on y rencontre les plus heureuses et les plus ingénieuses observations ; pourtant la psychologie

  1. Un des vieux philosophes de la Grèce, Xénophane, disait dans le même sens, et d’une manière non moins sublime : οὖλος ὁρᾶ, οὖλος δὲ νοεῖ, οὖλος δὲ ἀϰούει, « tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend. »