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auteurs dramatiques. Nous avons entendu dire que le plus mince vaudevilliste, comme le plus mince romancier, s’il a en lui une parcelle de talent, s’éprend de son sujet comme par un charme avant de savoir s’il vaut cent mille francs ou trois sous. Tout homme qui est un peu artiste, le fût-il très peu, quand il rencontre inopinément à l’un des tournans de sa vie ou d’une rue cet être rare, ailé, fugitif, qu’on appelle une idée, quand il voit l’apparition s’arrêter tout à coup pour lui sourire et lui faire signe, sent sa tête se prendre ; le cœur lui bat, il est fou de son aventure pendant une heure ou une journée, il est en proie à cette fièvre charmante, à ce trouble délicieux et dévorant que connaissent seuls les amoureux. C’est que tout artiste en effet est capable de devenir follement ou bêtement amoureux, on le reconnaît à cette marque, et toute œuvre de quelque mérite est le fruit mystérieux d’un mariage d’amour. L’idée a dit à l’homme : Tu es mon Caius et je serai ta Caia, — et on s’est épousé, quitte quelquefois à s’en repentir et à faire mauvais ménage ; mais c’est égal, on n’a fait le compte de la dot que le lendemain des noces.

On rapporte qu’un épicurien qui aimait un peu trop la bonne chère était un jour à table et en devoir de bien faire, quand un de ses amis vint le trouver pour solliciter son concours à une œuvre de charité et lui représenta qu’une bonne action valait encore mieux qu’un bon dîner. « Ah ! de grâce, répondit l’autre en ouvrant sa bourse, ne distinguons pas ces choses-là. » Puisque nous sommes en train de quereller M. Legouvé, nous lui représenterons qu’il en use quelquefois comme cet épicurien et qu’il n’aime pas, lui non plus, à distinguer ces choses-là. Il y a cependant des distinctions nécessaires, et, dans l’intérêt même de l’éloquence et de l’effet qu’elle doit produire, il est regrettable de mêler aux questions d’art et de morale des questions d’arithmétique fort intéressantes pour ceux qu’elles concernent personnellement, beaucoup moins pour les autres. Ne mettons pas la boutique trop près du temple, et surtout n’allons pas prendre la boutique pour une chapelle.

À notre avis, M. Legouvé s’est surpassé lui-même dans la fameuse conférence qu’il prononça peu de temps après la défaite de la commune et où respire l’émotion chaleureuse d’un patriote. Il rencontra ce jour-là de nobles accens en développant les leçons qu’un grand peuple peut tirer de ses malheurs, en exhortant la France vaincue et humiliée à ne point désespérer d’elle-même. — « Nous ressemblons à des parens, dit-il en finissant, qui auraient vu leur fils à deux doigts de la mort, et qui le verraient renaître par miracle. Est-ce qu’ils songeraient à se plaindre de le trouver un peu affaibli, un peu pâli, un peu amaigri ? Non, ils ne verraient qu’une chose, c’est qu’il est sauvé, c’est qu’il est vivant… Eh bien ! imitons-les donc, car notre chère France aussi est vivante ! .. En voulez-vous une preuve ? » Il n’était pas difficile à l’orateur de trouver des