Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/815

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enthousiastes. Quoi d’étonnant ? cette aurore de 1789, n’était-ce pas celle d’un jour attendu, promis, marqué par les plus nobles penseurs du siècle, le jour de la justice réalisée, des abus et des privilèges supprimés, de la liberté réconciliée avec la royauté ? Et si, dans cet immense mouvement qui emportait une nation ivre de joie vers un avenir sans bornes, il se produisit, dès les premiers jours, quelques chocs redoutables, quelques désordres avant-coureurs, si quelques nuages sinistres se montrèrent dans l’azur du ciel entrevu, faut-il être trop sévère pour l’optimisme qui ne voulut pas d’abord s’en effrayer, pas même s’en apercevoir, comptant sur la noblesse de la cause, sur la grandeur des principes, pour désarmer les passions mauvaises et pacifier l’avenir ? La philosophie avait ouvert les voies à la révolution ; son erreur fut de croire qu’elle en était la maîtresse et qu’elle le resterait. C’était particulièrement là l’illusion de la Société Trudaine, c’était celle aussi du chevalier de Pange, un autre ami d’enfance d’André Chénier, connu plus tard lui-même comme un des plus vaillans adversaires de la terreur, mais à la date où nous sommes entraîné fort avant dans le tourbillon ; c’est M. de Pange qui fit entrer André Chénier dans la Société de 1789, établie pour relier comme dans un faisceau toutes les bonnes volontés et les intelligences disséminées. Cette société, dont le premier soin fut de fonder un journal, paraissant tous les samedis en brochure in-octavo, avait un but tout philosophique : « elle doit être considérée, disait le programme qui constatait sa naissance, comme un centre de correspondance pour tous les principes généraux, et non pas comme un foyer de coalition pour des opinions particulières. Ce n’est ni une secte, ni un parti, c’est une compagnie d’amis des hommes, et pour ainsi dire d’agens du commerce des vérités sociales. » Ces amis des hommes se proposaient d’étudier l’art social, un grand art en effet, qui ne comprenait rien moins que la solution scientifique de tous les problèmes de la souveraineté, de la répartition des pouvoirs, d’une constitution libre, d’un état équilibré. On comptait parmi les premiers adhérens bien des noms étonnés de se rencontrer sur la même liste, bien des hommes que les doctrines, les intérêts et les passions devaient jeter plus tard dans des partis irréconciliables. Barère y figurait à côté de Beauharnais, Brisset à côté des de Broglie, Sieyès à côté de David, Mirabeau l’aîné à côté de Garat ; la science y était représentée par Cabanis, Condorcet, Dupont de Nemours, Lacépède, Lavoisier, Monge, le docteur Guillotin, la haute société de Paris par Lafayette, La Rochefoucauld, La Trémouille, Montmorency, Narbonne, le chevalier de Pange, le parlement par les deux Trudaine, la littérature par Chamfort, Rulhière, Rœderer, Suard et les deux