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d’un honnête homme. » Puis le 4 avril, s’adressant à la partie saine de la population : « Citoyens de Paris, s’écriait-il, vous qui formez le plus grand nombre, hommes honnêtes, mais faibles, quand on vous propose de recevoir en triomphe des soldats révoltés, qui ont fait feu sur des citoyens français armés par et pour la loi, il n’en est pas un de vous qui ne sente combien la patrie et combien lui, son fils, son frère, sont insultés par ces outrages faits aux lois et à ceux qui les exécutent et à ceux qui meurent pour elles ! »

Le soir même de ce jour, dans la séance des jacobins, Collot-d’Herbois furieux s’élança à la tribune, tenant en main le Journal de Paris, et, dans le plus odieux et le plus ridicule langage, il s’adresse à André Chénier et à Roucher, qui s’était associé à la même réprobation : « Écrivains perfides et fallacieux ! rhéteurs glacés ! votre sagesse est celle des eunuques… Mais au moins André Chénier, prosateur stérile, respecte le peuple producteur et abondant… Et toi, versificateur Roucher ! poète courtisan, le peuple, les soldats, n’ont jamais échauffé ta verve esclave et prostituée… Égoïstes cruels ! tous vos mensonges ne pourront empêcher la fête qu’on prépare : cette fête sera vraiment populaire, c’est-à-dire simple, expressive, franche et majestueuse ! » Ce langage d’énergumène nous fait rire ; prenons-y garde, ce qui nous fait rire aujourd’hui tuait un homme dans ce temps-là, et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que deux ans après cette dénonciation à la tribune des jacobins la même charrette conduisait à l’échafaud André Chénier et Roucher, réunis dans la même sentence de mort comme ils l’avaient été ce soir-là dans le même anathème.

La fête, la triste fête des galériens eut lieu malgré tout, bien que par un mensonge officiel de la municipalité elle fût dédiée à la Liberté ; mais, comme on nous le fait remarquer, personne ne s’y trompa : les Suisses de Châteauvieux marchaient devant le char de la Liberté, précédés de jeunes filles vêtues de blanc, qui portaient les chaînes des galériens suspendues à des trophées, et chantaient sur un motif de Gossec un hymne qui commençait ainsi :

L’innocence est de retour,
Elle triomphe à son tour ;
Liberté, dans ce beau jour,
Viens remplir mon âme !

Hélas ! faut-il le dire, l’hymne était signé de Marie-Joseph Chénier. Ni lui-même n’a osé le publier plus tard, ni ses amis ne l’ont recueilli dans ses œuvres complètes ; mais on le retrouve dans la 378e lettre b… patriotique du véritable père Duchesne. Heureusement, et comme pour purifier un nom momentanément souillé, à l’heure même où… la galère triomphale était promenée dans les