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elle-même. Le citoyen ne tolérera d’autre empiétement sur sa liberté que celui qui doit assurer à tous une liberté égale ; s’il existe encore une loi, elle ne fera que formuler les conditions sous lesquelles les individus, par des associations libres, peuvent développer l’industrie, le commerce, l’agriculture, et s’acquitter de toutes les fonctions sociales. Enfin, « au lieu d’une uniformité artificielle d’après un moule officiel, » l’humanité présentera, comme la nature, « une ressemblance générale variée par des différences infinies. » — « La moralité, dit M. Spencer, l’individuation parfaite et la vie parfaite seront en même temps réalisées dans l’homme définitif ; il est sûr que ce que nous appelons le mal et l’immoralité doit disparaître, il est sûr que l’homme doit devenir parfait : » perfection toute physique d’ailleurs, qui consistera dans « l’entière adaptation de l’individu au milieu social. » Comme l’univers, dirons-nous pour résumer cette doctrine, par l’impression accumulée des siècles et le choc répété des choses, façonne l’humanité à son image et fait descendre en elle ses propres lois, l’humanité à son tour, imprimant peu à peu dans l’homme ses formes et son organisation, finira par descendre en lui tout entière : l’individu portera en soi la société, et la société portera en soi le monde.

Bien que M. Spencer donne à l’humanité d’alors le nom de « définitive, » elle correspondra seulement à une période transitoire d’une évolution qui ne peut s’arrêter. Toujours équivalente en son fond, la nature se dépasse toujours elle-même en ses formes successives. Même après des milliers de siècles, lorsque le mécanisme qui régit le monde aura amené l’équilibre social, rien ne sera terminé : les forces éternelles agiront encore, et le germe d’une « dissolution » au début existera dans l’évolution finale. Tout recommencera donc à se mouvoir, dans un autre ordre sans doute, et pour produire de nouvelles formes, de nouvelles espèces, un nouvel univers, peut-être une nouvelle justice. Ainsi, pourrait-on dire, une danse succède à une autre, entrelaçant des poses et des mouvemens variés sous les accords d’une changeante symphonie, et pourtant ce sont les mêmes personnages qui se meuvent, la même loi harmonique qui relie ces mouvemens, qui enchaîne ces accords, qui soulève et emporte ce tourbillon, image de la vie.

Telle est la perspective sans fond qu’ouvrent à nos regards les spéculations les plus récentes d’une science sociale qui va se confondant avec la cosmogonie universelle. De Bentham à Stuart Mill, de Stuart Mill à M. Spencer, nous voyons la philosophie de l’intérêt, emportée comme la philosophie de la force par un mouvement irrésistible, se former peu à peu un idéal de liberté et d’égalité analogue, au moins par l’extérieur, à l’idéal dont la philosophie de la moralité propose la réalisation aux jurisconsultes et aux politiques.