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coup de foudre. Fort ému, mais persuadé que le prince est encore loin de Paris, Ségur ne donne pas à ces paroles toute leur portée sinistre. Il arrive dans le salon de Duroc et y trouve Hullin, colonel de la garde, aussi agité que l’adjudant-major de la gendarmerie, la figure toute rouge, la physionomie très exaltée, allant et venant comme un homme qui entretient sa colère. « Il a bien fait, disait-il ; mieux vaut tuer le diable que le diable ne vous tue ! » Ségur, à ces mots, soupçonne une tragédie. Dans son anxiété, il s’approche de Hullin et hasarde une question : « On dit le duc d’Enghien arrêté ? — Oui, répond brusquement le colonel, arrêté et déjà mort. »

À ce moment, Duroc entre dans la salle, on l’entoure. Ségur fait son rapport en quelques mots ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, M. d’Hautencourt aussi a son rapport à faire. « Eh bien ? » lui dit le général, et le mouvement de son visage achève l’interrogation. L’adjudant-major répond : « Il a été fusillé dans le fossé, à trois heures du matin. » Puis, tirant de sa poche un paquet d’environ trois pouces et de forme carrée, un petit paquet tout comprimé, tout flétri, comme si on l’eût porté longtemps, il ajoute : « Au moment de mourir, il a tiré de son sein ce papier en me priant de le faire remettre à la princesse. Ce sont des cheveux du… » Ici l’officier prononça un terme que Ségur n’a pas le courage de transcrire. C’est bien assez d’en noter le ton en évoquant cet horrible souvenir. Laissons-le parler lui-même. « Ces derniers mots furent dits avec une affectation d’insouciance qui acheva de me glacer d’horreur de la tête aux pieds. Je me sentis pâlir : il me semblait que la terre se dérobait sous moi. Mon service venait de finir ; je me retirai sur-le-champ dans un trouble inexprimable. »

Il sort des Tuileries, et le voilà chez son père. Comment il y arriva, il ne le sait. Il y a des coups qui ébranlent si violemment tout notre être qu’on perd le sens du monde extérieur. Ségur ne voyait plus qu’une chose : la révolution, la révolution criminelle et meurtrière, dont il croyait la France délivrée pour toujours, ressaisissant celui-là même qui l’avait vaincue et l’obligeant de continuer son œuvre. Ce n’était pas seulement la terre qui se dérobait sous ses pas, c’était le sol moral qui s’effondrait, c’était l’appui des principes qui s’écroulait : il se sentait précipité dans l’abîme. En entrant chez son père, il tombe sur un siège, comme accablé d’un fardeau trop lourd, et rejetant aussitôt ce poids qui l’écrase : « Mon père, dit-il, le duc d’Enghien a été fusillé cette nuit ! Nous voilà ramenés aux horreurs de 93 ! La main qui nous en retirait nous y plonge ! » Il ajoutait avec désespoir qu’il lui semblait impossible de servir désormais le premier consul. Le comte de Ségur, déjà conseiller d’état, comme on sait, partagea toutes les impressions de son fils. Atterré d’abord et gardant le silence, son premier mouvement fut