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« Je saurai faire respecter la France ! Que parle-t-on de l’opinion publique ? J’en tiens compte lorsqu’elle ne s’égare pas ; quant à ses caprices, je les méprise. Tous les hommes de gouvernement, bien loin de la suivre en ses écarts, devraient s’attacher à la redresser, à l’éclairer. Le duc d’Enghien était coupable de connivence avec les agens de l’Angleterre, d’armemens contre la France, de trames secrètes avec nos départemens frontières pour y exciter la révolte, de complicité dans le complot formé contre ma vie. Je l’aurais fait juger et exécuter publiquement, si je n’avais craint de donner à ses partisans une occasion de se perdre. Que les royalistes demeurent tranquilles, je ne leur demande rien de plus. Les regrets sont libres au fond des cœurs. Ceux qui ont l’air de craindre des proscriptions en masse n’y croient pas. Quant aux crimes individuels, justice sera faite, je n’épargnerai aucun coupable. »

Ce ne furent pas ces raisons-là qui décidèrent le comte de Ségur et son fils à rester auprès du premier consul. Ils reconnaissaient assurément que le prince était coupable envers son pays, ils étaient même disposés à lui attribuer une certaine complicité dans l’odieuse conspiration de George Cadoudal, ignorant encore que le prince avait répondu en ces termes aux juges qui l’interrogeaient : « Je n’ai jamais eu de relations avec Pichegru, et je m’en félicite, s’il est vrai qu’il ait voulu employer les vils moyens dont on l’accuse. » Ainsi, que Bonaparte ne fût point le seul coupable, ni même le plus coupable, ils n’avaient aucun doute à ce sujet. Les vrais auteurs de la catastrophe, c’étaient ces royalistes intraitables qui, à peine ramenés en France par le premier consul, avaient ourdi contre lui tant de machinations meurtrières. Cependant une telle excuse ne suffisait pas. Le comte de Ségur et son fils, le premier plus inspiré par la raison politique, le second plus touché du sentiment moral, avaient des exigences plus hautes. Ils reprochaient au premier consul d’avoir répondu par un coup de violence à la fureur d’un parti. Si coupable que fût le prince, ils persistaient à condamner et l’arrestation sans droit.et le jugement sans garantie. Il y avait là pour eux un crime, Ségur n’hésite pas à prononcer le mot. Ce n’est donc pas en justifiant le premier consul qu’ils se décidèrent l’un et l’autre à conserver leurs postes auprès de lui, une raison d’un autre ordre détermina leur conduite. Ils virent surtout l’état de la France et les nécessités du salut social. D’un côté étaient les royalistes, que le meurtre du duc d’Enghien allait rendre irréconciliables à tout jamais, de l’autre les révolutionnaires, qui se réjouissaient de voir le général Bonaparte rattaché par ce coup de force à la tradition jacobine. L’exaspération des salons royalistes n’était que trop manifeste. M. de Caulaincourt, étranger au jugement, à l’exécution, absent même de Paris pendant la nuit du 21 mars, était en butte aux accusations les plus