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que la peau remplit toujours ses fonctions. Dès que le tissu en était resserré, soit par une cause morale, soit par une cause atmosphérique, l’appareil d’irritation se manifestait avec une influence plus ou moins grave ; de là la toux et l’ischurie qui se prononçaient souvent avec violence. Tous ces accidens cédaient au rétablissement des fonctions de la peau. Dans la nuit du 5 au 6 septembre 1812, l’empereur fut tourmenté par les vents de l’équinoxe, les brouillards, la pluie et le bivouac. Les accidens furent assez graves pour qu’il devînt nécessaire de les calmer au moyen d’une potion qu’on alla chercher dans la nuit à une lieue du champ de bataille. Le trouble avait amené la fièvre, et ce fut seulement après quelques jours de repos, soit à Mojaisk, soit à Moscou, que la toux et l’ischurie cessèrent. » Le même médecin a dit dans une seconde note : « La constitution de l’empereur était éminemment nerveuse ; il était soumis aux influences morales,… il éprouvait, quand l’irritation se portait sur l’estomac, des toux qui épuisaient ses forces morales et physiques, au point que l’intelligence n’était plus la même chez lui. » Enfin le docteur Mestivier a retrouvé dans son journal la curieuse mention que voici : « 5 septembre 1812. L’empereur m’a fait appeler ce soir. — Eh bien ! docteur, — m’a-t-il dit, — vous le voyez, je me fais vieux, mes jambes enflent ;… c’est sans doute l’humidité de ce bivouac, car je ne vis que par la peau. »

Que l’être le plus puissamment doué ait payé son tribut aux infirmités de la nature humaine, il n’y a pas là de quoi s’étonner. Une chose plus surprenante, c’est qu’après ces éclipses profondes Napoléon se soit ressaisi lui-même si complètement. Ce mal, dissimulé tant de fois, et qui fut trop visible le jour de la bataille de la Moskowa[1], il le rachetait toujours par d’énergiques revanches. Ce serait un soin bien superflu de chercher dans les Mémoires de Ségur les témoignages de cette prodigieuse activité de l’empereur ; l’histoire en est pleine, et aujourd’hui encore, malgré tant de changemens accomplis depuis soixante années, l’Europe comme la France est marquée de la griffe du lion. Sur ce point il serait difficile, même aux témoins les plus directs, de nous apprendre

  1. Trois années auparavant, à Schœnbrunn, après ces terribles efforts d’Essling et de Wagram, l’empereur, atteint du même mal, avait été obligé de se séquestrer pendant huit jours. On avait remarqué alors de mystérieux conciliabules entre Maret, Berthier et Duroc ; Corvisart avait été mandé de Paris en toute hâte ainsi que le plus célèbre des médecins de Vienne. Tous ces symptômes causèrent une vive alarme dans le quartier impérial. On ne saurait pourtant comparer l’émotion de Schœnbrunn à ce qui se passa le 7 septembre 1812. À Schœnbrunn, l’empereur avait le droit de se reposer, et d’ailleurs personne n’était témoin de ses souffrances ; dans la journée de la Moskowa, sans parler de toutes les responsabilités de l’expédition qui pesaient sur lui, il avait à supporter le poids d’une bataille décisive, et on le voyait s’affaisser, indifférent et morne !