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qu’ils firent en entrant, il leva la tête, la laissa retomber, et, sans une parole, leur tendit cette lettre. Les alliés retiraient leurs offres de Francfort, ils exigeaient la mutilation de la France ; ce fut alors entre ces trois hommes un silence lugubre, un silence de mort. Il fallut le rompre cependant, les alliés attendaient une réponse. Berthier, les yeux pleins de larmes, eut le courage d’engager l’empereur à se soumettre, puisqu’il s’agissait de vie et de mort pour la France. C’est alors, et dès les premiers mots, qu’eut lieu l’explosion de l’empereur : « Quoi ! vouloir que je signe un pareil traité ! que je foule aux pieds mon serment ! Des revers inouïs ont pu m’arracher la promesse de renoncer à mes conquêtes ; mais que j’abandonne celles de la république ! Que je viole le dépôt qui me fut remis avec tant de confiance ! que, pour prix de tant d’efforts et de victoires, je laisse la France plus petite que je ne l’ai trouvée ! Jamais ! Ce serait une trahison, une lâcheté ! Vous êtes effrayés de la continuation de la guerre, et moi je le suis de dangers plus certains que vous ne voyez pas. » Alors, d’une voix brève, saccadée, fiévreuse, il énumérait les périls de l’avenir, périls au dehors et périls au dedans ; en même temps il levait les yeux au ciel et suppliait Dieu de lui épargner de pareils affronts ; puis, revenant vers les deux ministres, il leur déclarait qu’il ne signerait point ce traité. Mieux valait la guerre, disait-il, et ses chances les plus rigoureuses.

Il paraît bien toutefois que ces derniers mots, cri d’un joueur exaspéré encore plus que d’un politique prévoyant, n’exprimaient pas sa pensée définitive. Le soir même de ce 8 février, tandis que Berthier et Maret, n’osant plus insister, se rattachaient seulement à l’espoir d’obtenir des conditions moins humiliantes, l’empereur voulut que les propositions du congrès fussent soumises au conseil privé de l’impératrice-régente ; il alla jusqu’à prescrire tous les détails de la délibération, il fit enjoindre à chaque conseiller de donner son avis motivé, il exigea enfin qu’un procès-verbal recueillit avec soin et nominativement toutes les opinions. D’après ces curieux détails, qui ne se trouvent point dans M. Thiers, l’empereur prévoyait le cas où, forcé de subir la loi du congrès de Châtillon, il aurait besoin de se justifier devant la France. Le conseil du gouvernement aurait pris la responsabilité de la paix.

Ce n’était là du reste qu’une des mille pensées qui traversaient son cerveau pendant cette fièvre du désespoir. La nuit fut terrible. Resté seul avec Constant, le plus ancien de ses valets de chambre (c’est par Constant lui-même que Ségur a connu tous ces détails), l’empereur essaya de dormir ; il ne put. Jusque-là il avait toujours eu la faculté de secouer à son gré les préoccupations les plus graves et de commander au sommeil. Dans cette nuit du 8 au 9 février, le sommeil ne vint pas. « Dix fois, en trois ou quatre heures, il appela,