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pour lui le mot d’ordre ne fut pas observé de tout le monde ; quelques imprudens s’avisèrent de le prendre à partie, de se plaindre de ses rigueurs, de le dénoncer comme un mauvais esprit, comme un libelliste, comme un boute-feu, et M. Wuttke put dire avec un soupir de soulagement : J’ai des ennemis, donc j’existe. Les ennemis ont ceci de bon, que tôt ou tard leurs injustices nous procurent des amis. Tel fut le sort du professeur de Leipzig. Le charme était rompu : on parla de son livre, il se vendit, l’édition s’épuisa, il en a publié une autre enrichie de nombreux appendices, de chapitres entièrement nouveaux. Loin de se rétracter sur rien, il complète ses révélations en racontant l’histoire intime du journalisme allemand depuis 1866 jusqu’à ce jour. — « Qu’on me contredise, s’écrie-t-il dans sa préface, qu’on me réfute, qu’on m’anéantisse ! Libre aux vipères de siffler ! »

Quoi qu’on en dise à l’étranger, nos malheurs nous ont inspiré des sentimens d’humilité et de contrition, et nous sommes portés à croire que nous avons mérité notre sort. Non-seulement nous ne faisons pas difficulté de convenir que nos ennemis ont été aussi sages, aussi avisés, aussi prévoyans que nous l’étions peu, aussi bien conduits et bien commandés que nous l’étions mal ; pour peu qu’on nous en prie, nous accordons que Sedan a été une victoire remportée sur nos vices par la vertu germanique. Aussi des livres tels que celui de M. Wuttke sont-ils bien faits pour nous surprendre, pour nous dérouter ; nous les lisons avec défiance, nous regretterions presque que l’auteur eût raison, nous sommes fâchés qu’il attente au respect que nous professons pour nos vainqueurs. De quelques preuves que M. Wuttke appuie ses allégations, il nous persuadera difficilement que l’Allemagne a dégénéré de son antique probité, qu’elle est en train de se corrompre, que ce champ de pur froment est envahi par l’ivraie, que ses journalistes en particulier, dont nous sommes accoutumés à recevoir de si hautaines leçons, ne sont pas toujours irréprochables, que plus d’un sacrifie à Bélial, qu’on rencontre plus d’un Giboyer parmi ces lévites en robe blanche préposés à la garde du tabernacle. Il y avait jadis, du moins dans les contes que nous récitait notre nourrice, un pays où toutes les femmes étaient chastes et tous les hommes sincères, où le mensonge était inconnu, où fleurissaient tous les genres d’honnêteté aussi naturellement que croît l’herbe dans les prairies ; — on y eût vainement cherché une plume vénale, toutes les écritoires y étaient vertueuses, louant ce qui leur semblait louable, réprouvant ce qui leur paraissait blâmable, méprisant l’or, l’argent et les promesses des gens en place. Hélas ! s’il en faut croire M. Wuttke, ce pays n’existe plus ; infidèle à sa devise ; science et conscience, si la science lui reste, la conscience y devient de jour en jour plus rare, et les écritoires incorruptibles y sont presque une exception.