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Sibérie, où le faux tsar était alors exilé. Les sectaires ont même sur l’entrevue de leur chef et de l’empereur une légende reproduite dans leurs chants religieux[1]. Cette tradition ne paraît pas justifiée. Paul Ier, qui rappela de Sibérie l’apôtre de la mutilation, semble n’avoir vu en lui qu’un fou. Comme tel, Selivanof fut enfermé dans un hôpital d’aliénés, et il ne recouvra la liberté que sous le règne d’Alexandre Ier, grâce à l’intervention d’un gentilhomme polonais du nom d’Elinski, secrètement converti à la secte qui comptait déjà dans la capitale de nombreux et riches partisans. Pendant dix-huit ans, ce singulier messie vécut à Saint-Pétersbourg, dans la maison d’un de ses disciples, recevant les hommages de ses adorateurs en sa double qualité de dieu et de tsar, travaillant à propager sa doctrine, et parfois, dit-on, faisant à ses prosélytes l’honneur de leur en appliquer lui-même le principal précepte. L’argent des sectaires et l’état moral de la société russe sous Alexandre Ier expliquent seuls cette longue tranquillité du fanatique doublement imposteur. En 1820, Selivanof, enfin arrêté, fut enfermé pour le reste de ses jours dans le monastère de Souzdal ; il y est mort en 1832, âgé de cent ans et entièrement tombé en enfance.

Pour les skoptsy, Selivanof ou mieux Pierre III, qui a reparu sous ce nom, n’est pas mort, comme le prétendent ses ennemis ; il vit aujourd’hui dans les solitudes de la Sibérie, d’où il doit revenir un jour à la tête des légions célestes pour établir en Russie et dans le monde l’empire des saints. C’est vraiment une bizarre destinée que celle de ce prince de Holstein, ayant si peu compris le pays sur lequel il avait à régner, et après une chute et une mort prématurées, devenu le dieu et le messie de la plus singulière des sectes russes. Pour établir le règne de la justice, quelques skoptsy donnent comme futur lieutenant à l’époux peu guerrier de Catherine II Napoléon Ier, qui, lui aussi, est par ces eunuques revendiqué comme un des leurs. D’autres sectaires voisins des skoptsy et des khlysty ont fait de Napoléon leur seul et unique messie, et rendent à ses images le même culte que les blanches-colombes aux images de Pierre III. Les portraits de ce dernier prince, comme ceux de Selivanof, sont un des indices auxquels se reconnaissent les skoptsy, qui aux uns et aux autres rendent les mêmes honneurs. Ils ont aussi parfois d’autres emblèmes, ainsi un moine crucifié qui semble une figure de leur nouveau rédempteur. Le roi David, qui sautait et dansait devant l’arche, et dont certains psaumes invitent les Hébreux à de semblables actes de piété, est encore un des types favoris des skoptsy et des khlysty. Malgré leurs précautions pour se dissimuler, les mutilés sont souvent dénoncés par leur extérieur même, par leur

  1. Voyez la récente étude d’I. A. Arsenief, Sekta skoptsof v Rossii, Berlin 1874.