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des intérêts matériels, rapprochent en même temps les skoptsy des vieux-croyans et des autres raskolniks russes. Cette secte mystique par excellence, ces illuminés affamés de prophéties, ces blanches-colombes qui ne reculent pas devant la plus cruelle mutilation, n’ont pas failli à l’esprit positif, à l’esprit mercantile du Grand-Russe et du raskol.

Pour mettre fin à la barbare religion de Selivanof, il semblerait n’y avoir qu’à en isoler les partisans et à les laisser s’éteindre sans postérité et sans prosélytes. Ce moyen a longtemps été employé ; en dépit de toutes les rigueurs de la loi, il semble n’avoir que médiocrement réussi. Comme les autres sectes russes, c’est dans l’état mental, dans l’état moral de la nation, que la doctrine des mutilés trouve des alimens. La prison et la déportation n’ont point suffi à en débarrasser l’empire. Sous le règne de Nicolas, on faisait souvent de ces fanatiques des soldats, et une ville du Caucase, Maran, a longtemps servi de garnison à cette singulière troupe. Sous Alexandre II, on les envoie au fond de la Sibérie orientale, et des hommes et des femmes de tout âge ont été ensevelis dans ces solitudes. Quelques-uns ont émigré à l’étranger, en Roumanie surtout, où ils forment, comme les vieux-croyans, de petites colonies connues sous le nom de lipovanes. Aucune mesure n’a encore pu arrêter la propagation de la secte, qui s’est toujours distinguée entre toutes par l’ardeur de son prosélytisme. Il y a dans l’empire plusieurs milliers de skoptsy, et dans un de leurs derniers procès un expert affirmait que, loin d’être en diminution, le nombre des mutilés était en augmentation[1]. On voudrait croire que cette assertion cache le secret désir d’exciter la sévérité avec les appréhensions des juges.

La loi est justement rigoureuse pour les adhérens du faux Pierre III : tout eunuque est obligé d’avoir cette qualité inscrite sur son passeport, et par là demeure placé sous la surveillance constante de la police. Toute personne logeant ou employant des skoptsy est tenue d’en prévenir l’autorité, sous peine d’être considérée comme un des fauteurs de l’hérésie. La publicité dans ces délicates matières est telle qu’on a vu des oukases déclarer officiellement que tel riche marchand connu pour eunuque avait été mutilé malgré lui dans sa jeunesse et n’appartenait point aux disciples de Selivanof. La propagande parmi les enfans et l’adoption, dont usent souvent les blanches-colombes pour grossir leur nombre, ne permettent du reste de punir que les chefs, les propagateurs pu les opérateurs de la secte. Aujourd’hui surtout que ces affaires sont remises à la décision du jury, la pitié publique absout souvent les innocentes et involontaires victimes du fanatisme. Les adeptes de ces doctrines

  1. Déposition du professeur de l’académie ecclésiastique Belaïef. Procès Koudrine.