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d’intelligens législateurs. Leurs doctrines pénétrèrent dans tout le Pomorié, la contrée qui s’étend entre les grands lacs et la Mer-Blanche. Les adeptes de cette communauté en reçurent le nom de pomortsy ou riverains de la mer. Parmi les nombreuses sociétés filles ou rivales des riverains, il en est une que la richesse de ses membres et là rigidité de ses doctrines ont fini par placer définitivement à la tête des sans-prêtres : ce sont les théodosiens, ainsi nommés d’un diacre raskolnik mort en prison au commencement du XVIIIe siècle. Au lieu d’une église centralisée et unitaire, la bezpopovstchine forma une sorte de confédération religieuse, souvent, il est vrai, agitée de guerres intestines, une sorte de république fédérative ayant à sa tête cette puissante communauté théodosienne.

Ce sont les théodosiens, alors dirigés par Kovyline, un de ces marchands russes unissant à un merveilleux degré le sens pratique au fanatisme, qui donnèrent aux sans-prêtres leur centre matériel et moral, le cimetière de Préobrajenski, fondé lors de la peste de Moscou, un peu avant Rogojski, l’établissement rival des popovtsy, et plus puissant encore que ce dernier. Kovyline obtint que l’hôpital joint au cimetière fût soustrait à toute surveillance des autorités ecclésiastiques, et que le culte y fût célébré selon les rites de la secte. La société fondatrice eut le droit de choisir dans son sein les administrateurs de l’établissement, et ceux-ci n’eurent de compte à rendre qu’aux fondateurs. Grâce aux doctrines parfois antisociales de la bezpopovstchine, Préobrajenski a dans son existence séculaire donné lieu à plus de soupçons, à plus d’accusations encore que Rogojski. Le cimetière théodosien fut dénoncé comme un repaire de voleurs, une fabrique de faux billets de banque, un asile de débauches. Il se peut que sous le voile de la charité les rigides théodosiens aient caché plus d’une fraude, et que sous le masque de l’ascétisme et du célibat se soit parfois déguisé le libertinage. Pour avoir régné cent ans sur le raskol dans une période de l’histoire où toutes les institutions ont eu une si courte existence, il n’en a pas moins fallu à Préobrajenski ; comme à Rogojski, de grandes qualités, voire de grandes vertus. Si leurs chefs avaient été étrangers au sentiment du devoir, si en dépit ou plutôt si en raison de leur fanatisme ils n’eussent le plus souvent obéi à une conviction profonde, les deux puissans cimetières du schisme fussent bien vite redevenus de silencieuses demeures des morts. Il est difficile de ne point ressentir un mouvement involontaire de sympathie ou d’admiration pour ces marchands moscovites gouvernant sans contrainte une libre société dans un état autocratique, et maniant sans contrôle un trésor immense pour le temps et le pays, un trésor qui s’éleva, dit-on, à une dizaine de millions de roubles. Aujourd’hui Préobrajenski a, comme Rogojski, été envahi par la police