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de la famille. De là vient que les raskolniks, qui, sous le rapport de la probité et de la sobriété, passent d’ordinaire pour plus honnêtes et plus moraux que les autres Russes, ont souvent, sous le rapport du commerce des sexes, justement passé pour plus immoraux.

L’union libre et le libre divorce sont peut-être pour la société un moindre embarras que les maximes des sectes plus rigides qui poussent jusqu’à leurs dernières conséquences les principes du schisme. Aux yeux de beaucoup de communautés de sans-prêtres et de la principale d’entre elles, aux yeux des théodosiens de Préobrajenski, toute union de l’homme et de la femme est illicite, rien ne pouvant suppléer au sacrement perdu. Cette farouche doctrine s’est résumée dans une formule rendue plus nette par la concision de la langue : genaty razgenis, ne genaty ne genis ; marié, démarie-toi ; — non marié, ne te marie pas. Le mariage fut interdit aux célibataires, la vie conjugale aux gens mariés ; les noms de père et de mère furent proscrits. « Que le jeune homme ne prenne pas de femme, que l’époux n’use point de l’épouse, » dit une sorte de catéchisme rimé, « que la jeune fille n’entre pas en mariage, que la femme mariée n’enfante point[1]. » Les époux coupables d’avoir enfreint ce précepte, coupables d’avoir donné l’existence à des enfans, furent chassés de la communauté ou soumis à de pénibles et humiliantes pénitences. Les adhérens de ces maximes qui n’avaient point la force d’y rester fidèles furent tentés de faire disparaître les preuves de leur faiblesse. L’infanticide est ainsi un des crimes reprochés aux théodosiens de Préobrajenski. On assure que d’un étang voisin de leur cimetière on a retiré un grand nombre de cadavres de nouveau-nés[2]. Si les théodosiens s’en sont toujours défendus, de pareils crimes étaient la conséquence indirecte de leur enseignement. « Dans la conception d’un enfant, dit encore une de leurs poésies manuscrites, ce n’est plus du Dieu créateur, c’est du diable que vient l’âme humaine. »

Une société puissante par l’industrie et la fortune ne pouvait toujours maintenir de pareilles opinions. Quelques communautés comme les monintsy se détachèrent du cimetière de Préobrajenski pour en revenir au mariage. Une classe plus nombreuse s’ingénia à conserver les joies de la vie conjugale sans perdre dans la secte

  1. Raskolniki i Ostrojniki, t. Ier, p. 128.
  2. Livanof, t. Ier, p. 129, cite à ce propos une épigramme qui se peut traduire ainsi :
    Pharaon tuait les enfans
    Comme Hérode les innocens ;
    Ce n’étaient là que peccadilles,
    Car tous deux faisaient grâce aux filles ;
    Nous tuons tous nos nourrissons,
    Les filles avec les garçons.