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son dogme même. De graves désordres s’étaient introduits dans l’église au siècle précédent, et la même anarchie qui avait désorganisé la société civile avait jeté un trouble profond dans le clergé. Les rois carolingiens s’arrogèrent le droit, que personne ne leur contesta, d’y rétablir l’ordre. Le recueil de leurs capitulaires s’applique autant au clergé qu’aux laïques et ne touche pas moins au droit canonique qu’au droit civil. Ils voulurent obliger tous les ecclésiastiques à une vie régulière et sévère. Non-seulement ils défendirent aux évêques de combattre, de verser le sang, de chasser ; ils surveillèrent même leur doctrine ; ils leur rappelèrent fréquemment qu’ils devaient se conformer à la croyance catholique, ils leur enjoignirent d’observer les canons, de visiter leurs diocèses, de prêcher et d’instruire ; de même ils prescrivirent aux laïques la dévotion, le jeûne, le repos du dimanche, l’assistance aux sermons.

C’est à ces princes qu’il faut attribuer l’institution de la règle des chanoines. Cette réforme du clergé séculier, commencée par Chrodegand, neveu de Pépin le Bref, fut reprise par Charlemagne et achevée par Louis le Pieux, qui l’établit par décret en 826. La réforme monastique à laquelle s’attache le nom de Benoît d’Aniane ne triompha que par la volonté de Louis le Pieux, après que Charlemagne en avait déjà préparé le succès par plusieurs capitulaires. Il est visible que dans l’un et l’autre cas ces princes n’ont pas été l’instrument du clergé, mais qu’ils ont au contraire plié le clergé, et non sans résistance, à leur pensée et à leur volonté. Eginhard et le moine de Saint-Gall montrent combien Charlemagne était occupé de la liturgie, du culte, des chants d’église, de l’instruction professionnelle du clergé ; en toutes ces choses, auxquelles aujourd’hui le pouvoir civil n’oserait pas mettre la main, son autorité se faisait sentir et l’impulsion partait de lui. Ce gouvernement se donnait pour mission, non pas seulement d’accorder les intérêts humains et de mettre l’ordre matériel dans la société, mais encore d’améliorer les Ames et de faire prévaloir la vertu. Il se présentait comme établi de Dieu pour empêcher « que le péché ne grandît sur la terre, » pour avertir les hommes « de ne pas tomber dans les pièges de Satan, » pour « faire fructifier la bonne doctrine et supprimer les fautes. » Il prenait la charge de la morale publique, de la religion, des intérêts de Dieu. Il entendait que ses droits et même ses devoirs allassent jusqu’à régir la pensée et la conscience. Tout cela, dans les mains d’un homme qui n’était ni un petit esprit ni un caractère faible, marque une singulière extension de l’autorité royale. On ne saurait guère imaginer une royauté plus absolue.


FUSTEL DE COULANGES.