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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

veau les yeux vers la joueuse en robe de mousseline blanche, ses petites griffes ornées de pierres bleues attiraient à elle un beau tas d’or. À Hombourg, la joie et le désespoir conservent la même impassibilité. La gagnante se contenta de se retourner gracieusement et de remercier par un rapide sourire celui qui venait de sacrifier pour elle son innocence. La victime toutefois garda assez de candeur pour se borner, de son côté, à regarder autour de la salle d’un air satisfait. Ses yeux rencontrèrent alors les miens, et dans ce visage épanoui je retrouvai subitement celui d’un ami d’enfance, citoyen comme moi de la grande république américaine. Comment n’avais-je pas reconnu plus tôt Eugène Pickering ?

Ma physionomie avait aussi dû s’épanouir, car cette rencontre me causait un vif plaisir ; mais Pickering ne me reconnut pas. Mon sourire à moi n’avait sans doute plus rien qui rappelât l’époque où noue feuilletions le Gradus ad Parnassum.

Considérant que la chance avait tourné, mon Allemande se mit à jouer elle-même, puis, après avoir gagné coup sur coup, elle jugea bon de s’arrêter et enfouit ses gains dans les plis de sa mousseline. Pickering n’avait rien risqué pour son propre compte. Lorsqu’il vit sa voisine sur le point de se retirer, il lui présenta un double napoléon. Elle secoua la tête d’un air très décidé et parut l’engager à remettre l’argent dans sa poche. Comme il s’obstinait, elle prit la pièce et la plaça sur un numéro. Un instant après, le râteau du croupier raflait la mise. La dame se leva, haussa les épaules d’une façon qui signifiait clairement : « je vous l’avais bien dit ! » et le joueur malencontreux la précéda pour l’aider à traverser la foule. Avant de regagner mon logis, je fis un tour sur la terrasse. La lueur des étoiles éclairait vaguement, à l’extrémité de l’esplanade, trois ou quatre couples attardés parmi lesquels il me sembla distinguer une dame en robe blanche.

Pickering avait toujours été un drôle de garçon, et je tenais à savoir ce qu’était devenue sa drôlerie. Le lendemain, j’allai aux informations, et je ne tardai pas à découvrir son hôtel. Il venait de sortir. Je m’éloignai sans trop de dépit, convaincu que je le rencontrerais bientôt. Les visiteurs de Hombourg ont l’habitude de passer leurs soirées au Kursaal, et, si je ne me trompais, Pickering avait une bonne raison pour ne pas faire exception à la règle. Je me dirigeai vers le Hardtwald. Tout à coup, au bord d’un sentier, j’aperçus un jeune homme couché sur l’herbe ; à côté de son chapeau gisait une lettre non décachetée. Il se redressa en me voyant m’arrêter en face de lui, ajusta son lorgnon et me contempla sans me reconnaître. Je me nommai. Il se leva d’un bond, me serra la main, m’adressa une douzaine de questions auxquelles il ne me