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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

commencer par visiter son pays et à débuter par Hombourg. Il y a quinze jours à peine que j’ai débarqué, et me voici.

Il hésita de nouveau, comme s’il allait ajouter quelque chose ; mais il se contenta de ramasser avec un geste nerveux la lettre qui gisait près de lui, examina le timbre en fronçant les sourcils, puis la rejeta sur le gazon avec un soupir.

— Combien de temps comptes-tu rester en Europe ? lui demandai-je.

— Six mois… ou du moins je n’avais pas l’intention de m’absenter davantage lors de mon départ… Maintenant… — Il contempla encore la lettre d’un air rêveur.

— Et où iras-tu ? que feras-tu ?

— N’importe où, n’importe quoi, t’aurais-je répondu hier. Aujourd’hui tout est changé.

Je jetai un coup d’œil interrogateur du côté de la lettre ; il la ramassa aussitôt et la mit dans sa poche. Nous causâmes encore du passé, et je vis à son air préoccupé qu’il s’efforçait de trouver assez de courage pour franchir d’un bond une de ces haies intimes que lui opposait sa réserve habituelle. Soudain il posa la main sur mon bras et s’écria : — Ma parole, je voudrais te dire tout.

— Pourquoi pas ? répondis-je en riant.

— Oui, mais me comprendras-tu ? Enfin n’importe !

Il se leva, se promena un moment, puis revint se jeter sur l’herbe à côté de moi et reprit : — Je t’ai dit que jusqu’à la mort de mon père je me suis cru heureux, et cela est vrai ; maintenant je sais que je ne vivais pas. Vivre, c’est apprendre à se connaître, et à ce point de vue j’ai plus vécu pendant les six dernières semaines que durant toutes les années qui les ont précédées. Le sentiment de la liberté me grise comme un vin capiteux. J’ai découvert que je suis un être capable de sentir, de comprendre, capable d’avoir des désirs, des convictions, des passions et même, — ce que je ne soupçonnais pas, — une volonté ! Je m’aperçois qu’il existe un monde qu’il faut étudier, une expérience à acquérir, une société avec laquelle il s’agit de former mille relations. Ce monde se présente à moi pareil à une mer agitée où l’on doit plonger, ne fût-ce que pour le plaisir de lutter contre les vagues. Je reste à trembler sur la rive, ouvrant de grands yeux, tenté de me jeter à l’eau, surpris, charmé par l’odeur saline, et pourtant intimidé par l’immensité de l’horizon. Le monde me sourit et m’appelle ; mais une influence mystérieuse, l’influence de mon passé, à laquelle je ne puis ni obéir ni résister complètement, me retient. Je me demande pourquoi j’irais me mesurer contre des forces impitoyables quand j’ai si bien appris à me tenir à l’écart. Pourquoi n’éviterais-je pas les écueils en retournant chez moi pour reprendre, au milieu de mes livres,