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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

qui l’entoure. Il n’y a cependant aucun motif pour baisser la voix en prononçant son nom ; mais certaines femmes ne sont satisfaites que lorsqu’elles se sont mises dans une position équivoque. À leurs yeux, l’attitude de la vertu a une raideur disgracieuse. Ne me demandez pas une opinion, — contentez-vous de quelques faits. Mme Blumenihal est Prussienne et bien née. J’ai connu sa mère, fière comtesse westphalienne ; par malheur elle était pauvre, et Flora s’est résignée à épouser un Juif deux fois plus âgé qu’elle et qui n’a laissé qu’une fortune très modeste. Elle doit avoir de trente à trente-cinq ans. L’hiver, elle fait parler d’elle à Berlin, où elle donne de petits soupers à la bohème du cru ; l’été, on la voit assez souvent autour des tapis verts d’Ems ou de Wiesbaden. Elle a beaucoup d’esprit, et son esprit l’a gâtée. Un an après son mariage, elle a publié un roman où elle développe ses idées matrimoniales. Depuis elle a composé un tas d’ouvrages, — romans, poèmes, brochures sur tous les sujets imaginables, depuis la conversion de Lola Montez jusqu’à la philosophie hégélienne. Ses théories ont froissé le monde. Un beau jour, voyant que la société lui tournait le dos, elle a déclaré qu’elle voulait désormais vivre d’une vie intellectuelle et respirer l’air de la liberté. Tout cela ne l’empêche pas d’avoir tourné la tête à plus d’un homme distingué. Dieu vous garde des femmes dont l’imagination a envahi la place où devrait se trouver le cœur ;… mais le rideau se lève.

Adelina Patti chanta admirablement ; néanmoins ma curiosité était si bien éveillée que sa voix ne diminua pas le désir que j’éprouvais de voir Mme Blumenthal face à face. Dès que le second acte fut terminé, je me dirigeai vers sa loge, où Pickering s’empressa de m’introduire. Rien de plus gracieux que l’accueil de la dame, et je reconnus, non sans un peu de surprise, qu’elle ne perdait pas à être admirée de près. Je n’ai jamais vu un regard plus doux, plus profond, plus caressant. En dépit d’une certaine lassitude que trahissait sa physionomie, ses mouvemens et le ton de sa voix, surtout lorsqu’elle riait, avaient une franchise et une spontanéité presque enfantines. Ses yeux gris vous fascinaient, mais sa manière de souligner ses paroles par un geste me sembla légèrement déclamatoire, et je me demandai si sa conversation ne devait pas bientôt fatiguer un auditeur impartial. Lorsque je rencontrai son regard, je me dis qu’il faudrait l’écouter longtemps avant d’être disposé à rompre l’entretien. Je lui répétai en m’asseyant auprès d’elle les choses élogieuses que mon ami prodiguait sur son compte. Les yeux fixés sur moi, elle me laissa dérouler mon écheveau et exagérer un peu.

— Quoi, vraiment ! s’écria-t-elle en se retournant tout à coup vers Pickering, qui se tenait debout derrière nous, c’est ainsi que vous parlez de moi ?